lundi 20 août 2007

Autour des tribulations sarkoziennes en Afrique

En mémoire de notre père
L’histoire de l’Afrique ne commence pas au moment de la colonisation.

Par Nathalie et Sophie Kourouma, filles d’Ahmadou Kourouma, écrivain ivoirien décédé le 11 décembre 2003.

Monsieur le Président, nous vous écrivons pour dire à nos amis, nos sœurs et frères d’Afrique que nous, Africaines de France, voulons faire entendre leurs gestes et leurs dits. Nous vous écrivons pour dire à nos amis de France de rester attentifs et fidèles à leurs idéaux de liberté, d’égalité et de fraternité qui ont besoin, à nouveau, d’être affirmés.
Le 26 juillet dernier, à Dakar, vous nous avez annoncé que l’Afrique «n’est pas assez entrée dans l’histoire».

Nous voulons vous dire que nous, peuple d’Afrique, sommes des êtres humains. Nous voulons vous révéler que parce que nous sommes «assez» humains, nous sommes «assez» entrés dans l’histoire.
L’histoire ne se nomme pas par sa quantité, l’histoire ne se compte pas. L’histoire, monsieur le Président, ne se monnaye pas. Et bien qu’elle raconte des rapports de force sociaux, politiques, culturels, l’histoire ne se comptabilise pas. Elle se dit par ceux qu’elle enfante et avec ceux à qui elle confère, de fait, le statut d’homme. Notre histoire n’existe pas seulement au regard de celle du peuple français et de son seul jugement. Notre histoire ne se dit pas seulement avec ce que la France nous a apporté ou enlevé.

Nous voulons vous dire notre histoire d’homme, de soumissions et de libérations.
Avant l’arrivée de vos pères, différents royaumes et de nombreux empires se sont partagé nos sols à travers les siècles et de multiples péripéties. Nous osons ­espérer que le débarquement des Malais à Madagascar (- 409 avant J.-C.), l’introduction du fer par les Bantous en Afrique centrale et méridionale (- 100 avant J.-C.), l’annexion par Rome du royaume de Maurétanie (1er siècle de notre ère), l’expédition abyssine au Yémen et en Arabie (549), la naissance du Zimbabwe (719), la fin de la conquête par les Arabes de la Berbérie (720), l’arrivée de Kaya Maghan Cissé au Ghana (789), la naissance de l’Empire Sanhadja au Soudan occidental (800), l’émergence de la dynastie des Fatimides en Tunisie (919), l’entrée des rois de Kouya à Gao (890), la fondation des cités Etats de Kano, Katsina, Zaria, Gobir (918), l’islamisation des Toucouleurs, des Soninkés, etc. (1040), l’expansion de l’Empire Yorouba et le déclin de l’Empire du Ghana (XIIe siècle), les grandes migrations bantoues (XIIe siècle), la scission du Maghreb en trois régions (Tunisie, Algérie, Maroc au XIIIe siècle), la victoire de Soudjata Keïta sur Soumaoro Kanté (1235), la prise de pouvoir des Songhaï au Mali (XIVe siècle), l’expansion du royaume du Bénin (XIVe siècle), la prise du pouvoir du royaume Haoussa par Amina (1425), notamment, sont des événements dont les noms au moins, vous évoquent quelque chose.

En 1442, la traite des Noirs par les Européens débute. Notre histoire ne commence pas parce que nous prenons, à vos yeux, une réalité économique. Sans vous, avec vous, contre vous, Européens, nos royaumes et nos empires ont continué à exister — Kongo (XVIe siècle), Ashanti (XVIIe siècle), Dioula de Kong (XVIIIe siècle), Bamoun (XIXe siècle).
Parce que nous sommes des hommes, certains d’entre nous ont tenté de vous ignorer, d’autres de pactiser avec vous, d’autres encore de vous éliminer.
En 1830, vos pères ont pris Alger. En 1874, les Anglais se sont emparés de ­Kumassi. En 1899 l’empereur Samory a été fait prisonnier par vos concitoyens.
Au XXe siècle nous, peuple d’Afrique, avons connu la colonisation, les indépendances, la néocolonisation et les dictatures des tyrans que vos pères ont mis en place. La colonisation, monsieur le Président, n’a aucun aspect positif. La guerre n’a jamais, nulle part, d’aspect positif. Le peuple de France nous a apporté des ­routes dites-vous. C’est nous qui les avons construites.

Des milliers d’hommes sont morts par les travaux forcés que vos pères avaient institués afin de nous «humaniser». Ces routes qui devaient nous rendre humains permettaient le convoiement des matières premières agricoles et ­minières que vos pères exploitaient (la culture du cacao a été introduite en Côte- d’Ivoire en 1919, les cours du cacao ont dés lors été établis sur les places financières européennes). Ces hôpitaux bâtis étaient réservés à vos compatriotes. Ces écoles que vous nous avez imposées ne nous permettaient pas de mener nos études à notre gré. C’était à vous, autorité coloniale, de décider et de nous autoriser ou non telle ou telle branche ou secteur ­d’activités.
Mais restons en là.

Nous voulons vous dire que nous, peuple d’Afrique, parce que nous sommes des êtres humains, nous sommes «assez entrés dans l’histoire». Si la France assoupie en cette période estivale vous laisse croire que vous êtes son sauveur, nous, peuple d’Afrique, voulons vous dire que nous n’avons pas besoin de vous, pour être rassurés sur notre statut d’homme, pour être assurés de réaliser notre histoire.

Nous voulons vous dire que notre histoire s’est faite, entre autres, avec vos pères et que notre devenir se fera en dépit de vos amis, ces messieurs Bouygues, Bolloré, Elf, Total, Lafarge, etc. Qui aujourd’hui encore, se partagent nos terres, abusent de nos ressources et se payent certains de nos dirigeants, il est vrai, souvent, avec leur très bonne volonté et leur reconnaissance.

Nous voulons vous dire, monsieur le Président, qu’en tant qu’êtres humains, nous souhaitons échanger équitablement avec votre pays, nos biens, nos savoirs, nos joies, nos douleurs mais que nous n’avons pas besoin de vous comme sauveur, nous n’avons pas besoin de vous comme autorité, nous n’avons pas besoin de vous comme mandataire.
Nous voulions vous écrire en mémoire de notre père.



Les tribulations sarkoziennes en Afrique et l’histoire à l’école
Les propos du Président révèlent l’inadaptation de certains programmes scolaires français.
Par Bernard Girard, professeur d’Histoire-géographie à Laval

Il ne viendrait probablement pas à l’esprit d’un chef d’Etat africain d’évoquer dans un discours officiel «l’homme européen», «l’homme américain» ou «l’homme asiatique», un homme fantasmé, imaginaire, enfermant derrière une figure unique, dans un stéréotype, la diversité du genre humain.

C’est pourtant à ce genre de généralisation abusive que s’est livré Sarkozy dans son discours de Dakar, poussant même la caricature et l’ignorance jusqu’à nier que ce fameux «homme africain» ait pu avoir une histoire : «Le drame de l’Afrique, pérore-t-il, c’est que l’homme africain n’est pas assez entré dans l’histoire. Jamais il ne s’élance vers l’avenir, jamais il ne lui vient à l’idée de sortir de la répétition pour s’inventer un destin.» On se sait s’il faut avoir honte ou franchement rire de ces paroles pontifiantes qui révèlent, au-delà d’un formidable orgueil, une profonde méconnaissance de l’Afrique mais aussi, tout bonnement, de l’histoire.

(carte du commerce triangulaire)

Plusieurs écrivains africains lui ont répondu par une lettre ouverte ( Libération, 10 août 2007), leçon d’histoire fort divertissante : «Il nous reste simplement à tomber d’accord pour définir le sens de ce mot histoire. Car quand vous dites que l’homme africain n’est pas assez entré dans l’histoire, vous avez tort. Nous étions au cœur de l’histoire quand l’esclavage a changé la face du monde. Nous étions au cœur de l’histoire quand la colonisation a dessiné la configuration actuelle du monde. Le monde moderne doit tout au sort de l’Afrique et quand je dis monde moderne, je n’en exclus pas l’homme africain que vous semblez reléguer dans les traditions et je ne sais quel autre mythe et contemplation béate de la nature. Qu’entendez-vous par histoire ? N’y comptent que ceux qui y sont entrés comme vainqueurs ? Laissez-nous vous raconter un peu cette leçon d’histoire que vous semblez fort mal connaître.»

A la décharge de Sarkozy, on pourra toujours dire qu’il n’est sans doute pas le seul à fort mal connaître l’histoire de l’Afrique. Cette histoire d’un continent séparé de l’Europe par une petite quinzaine de kilomètres (la largeur du détroit de Gibraltar), reste superbement ignorée par les Français et tout spécialement par les programmes scolaires.


Alors que plusieurs millions de citoyens français ont leurs ancêtres proches en Afrique, alors que, sauf découverte contraire des paléontologues, l’Afrique reste le berceau de l’humanité et que, d’une certaine façon, nous sommes tous des Africains, l’Education nationale persiste à mépriser l’histoire de l’Afrique, comme si elle n’existait pas ou n’était pas digne d’intérêt. Constatation qui vaut également pour les autres parties du monde. A la rigueur — et c’est là une singulière limite — les élèves feront connaissance avec les civilisations étrangères lorsque l’Europe établit un contact avec elles mais c’est toujours l’Européen qui impose son regard : les Amérindiens n’apparaissent dans la conscience des élèves que lorsqu’ils sont «découverts» par Christophe Colomb, comme les Chinois sous la plume de Marco Polo. Il est vrai que le point de vue sur l’Afrique a commencé à s’ouvrir depuis quelques années : sous diverses influences et malgré bien des oppositions — cf. l’inénarrable amendement parlementaire sur les «effets positifs de la colonisation» — la colonisation et l’esclavage ne sont plus des sujets tabous.

On observera néanmoins qu’ils interviennent bien tardivement dans le cursus scolaire, présents surtout dans les programmes de lycée bien davantage que dans ceux de collège ou de l’école primaire. Faire découvrir l’Afrique lorsque les marchands d’esclaves ou les colons y mettent les pieds n’est d’ailleurs pas dénué d’une certaine ambiguïté dont il n’est par sûr que les écrivains auteurs de la lettre ouverte à Sarkozy, comme les historiens qui militent sur ces thèmes, arrivent à se départir totalement.

Car d’une certaine manière, raconter l’histoire de l’Afrique à partir du Code noir ou des premières incursions portugaises au XVe siècle, apparaît étrangement réducteur pour un continent qui a connu l’homme de Toumaï et les Australopithèques. Est-ce à dire que les Africains ne pourraient décidément avoir d’autonomie, d’existence propre, en dehors de leur rencontre avec des peuples extérieurs ?

On peut se demander si cette fixation exclusive sur la période coloniale n’aboutit pas, d’une certaine manière, à conforter l’image sarkozienne et les clichés complaisamment véhiculés sur «l’homme africain [qui] n’est pas assez entré dans l’histoire». Parce qu’il ne serait pas entré dans le champ de vision des autres ? Les errements de l’enseignement de l’histoire à l’école n’expliquent évidemment pas tout et ne sont pas responsables à eux tout seuls des aberrations ou de l’inanité de la politique étrangère d’un pays. ­Disons simplement qu’ils y aident.

L’histoire à l’école reste encore trop exclusivement centrée sur l’histoire de France, construction romancée et en grande partie imaginaire destinée, selon la formule qui avait cours il y a encore peu de temps, «à faire naître chez l’enfant une conscience nationale»(1). Comme s’il n’y avait rien de mieux à faire que de corseter la conscience enfantine dans le cadre étriqué de la nation. Cadre étriqué et pernicieux : on peut penser que les réflexes de méfiance, de xénophobie ou de racisme, profondément enracinés chez beaucoup de Français, trouvent au moins en partie leur source dans un récit historique, celui véhiculé par les programmes scolaires, qui ne montre l’étranger que sous l’angle du danger, lors des guerres et des invasions. Leur désintérêt marqué pour les enjeux internationaux, qui laisse la place libre aux discours farfelus des dirigeants — comme ­celui de Sarkozy à Dakar — ou les initiatives les plus extravagantes, par exemple la vente d’un réacteur nucléaire et de missiles à un dictateur connu pour sa complaisance envers le terrorisme, peut s’éclairer à la lueur de la profonde ignorance de l’histoire du monde dans laquelle ils sont éduqués.
(1) Suzanne Citron, le Mythe national (éditions Ouvrières, 1987).

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