vendredi 1 novembre 2013

Violette retrouvée

 Violette, film de Martin Provost
 


Il a fallu bien du courage et de la détermination à Martin Provost pour réaliser un film autour de Violette Leduc, écrivaine injustement méconnue de nos jours.  

Ce film retrace vingt-deux ans (1942-1964) de la vie d'une femme écrivain au talent exceptionnel. Un parcours émaillé de livres exigeants, audacieux, et dont la prose poétique n'a trouvé que très tard, après plusieurs échecs cuisants, un grand succès public. Avec "La bâtarde" en 1964 qui aurait dû avoir le prix Goncourt s'il n'avait pas effrayé certains jurés le jugeant trop scandaleux.
 
 Quarante et un ans après la mort de Violette, Martin Provost nous offre un film rigoureux et raffiné ne cédant jamais à la facilité. Tout est y soigné, minutieux, précis et fidèle tant à l'œuvre qu'au personnage baroque qu'était Violette Leduc. 
 
 Emmanuelle Devos est une époustouflante Violette. Elle a tout compris du personnage et en restitue parfaitement toutes les facettes. Sandrine Kiberlain est une extraordinaire Simone de Beauvoir, qui a enfilé avec un bonheur évident  les habits du "castor". 
 
 Les autres acteurs sont également au rendez-vous. Aussi bien la grande Catherine Hiegel dans le rôle de la mère de Violette, que Jacques Bonnafé dans celui de l'écrivain-voyou Jean Genet, que le subtil Olivier Py dans l’écrivain canaille Maurice Sachs ainsi que le troublant Olivier Gourmet dans le rôle du richissime industriel, collectionneur et mécène Jacques Guérin. 
 
 Merci à Martin Provost de nous avoir rappelé ou convaincu que Violette Leduc est une des plus grandes voix de la littérature française du 20ème siècle. 
 
 Jean-Claude Arrougé

 
 

mardi 26 avril 2011

Érythrée, la dictature oubliée

Il fut un temps où ces vallées devaient être vertes et riantes, recouvertes d’une forêt dense dont il ne reste aujourd’hui qu’un minuscule îlot au cœur d’un environnement sec, quasi-désertique. Accrochées au flan des montagnes, des forêts clairsemées de maigres eucalyptus n’accordent aucun répit ombragé aux marcheurs résignés qui arpentent les routes brulantes. Vagues de sécheresse, manque de terres fertiles, en Erythrée la vie est dure. La vie va comme elle peut, avec les moyens du bord et l’espérance en des jours meilleurs.

L’Erythrée est un petit pays d’environ 4 millions d’habitants, tout en longueur, étiré sur le bord de la mer Rouge. Ce nouveau né sur la scène internationale a vu le jour il y a seulement 15 ans, gagnant son indépendance au prix d’une guerre longue et terrible avec son voisin éthiopien. De l’espoir suscité en 1993 par cette liberté durement acquise, il ne reste plus aujourd’hui que des messages de propagande, des cimetières de martyrs et des slogans guerriers sur les tee-shirts usés des enfants. La liberté et la démocratie ont vite fait place au contrôle et à la dictature. L’ennemi éthiopien est devenu la cause officielle de tous les maux.

Un service à vie
La population subit de plein fouet et dès le plus jeune âge les conséquences désastreuses de cette situation. Cette année encore, comme tous les ans, les adolescents du pays terminent leur formation avant de partir pour le service obligatoire. Réunis dans un vaste centre d’éducation, au nord du pays, ils reçoivent un ultime enseignement à vocation militaire : maniement des armes, camouflage, technique de combat y sont enseignés au même titre que les maths, l’histoire ou la chimie. Au terme de cette formation, chaque élève sera affecté dans un corps de métier. Plusieurs secteurs d’activités existent mais une seule voie est possible : le service national. Tous les hommes érythréens (et les femmes non mariées) y sont soumis.
Le service national commence dès l’âge de 18 ans et se poursuit presque indéfiniment. Il n’offre aucune alternative, aucune promotion et aucun salaire digne de ce nom. Il permet aux plus doués ou aux plus chanceux de travailler dans un bureau ou une salle de classe et réserve aux moins bons un avenir de soldat ou d’ouvrier. Nombreux sont les jeunes érythréens qui tentent de s’y soustraire, risquant de sévères sanctions allant de la torture à l’emprisonnement à vie. Pour autant, ceux qui choisissent la légalité ne sont pas exempts de mesures arbitraires. Tous sont confinés sur ce territoire très contrôlé qu’ils n’ont évidemment aucun droit de quitter.
Cette mobilisation à outrance contribue à vider les villes et les villages. Vides d’hommes jeunes et vides du reste car les pénuries sont monnaie courante. Les habitants jonglent avec des arrivages aléatoires, des tickets de rationnement et le manque d’argent. Le système économique du pays est aussi exsangue qu’il est autarcique. Les importations sont rares. Les produits arrivent au compte goutte quand l’Etat dispose de devises pour acheter quelques denrées sur le marché international. Aucun business privé n’est autorisé à se développer. L’Etat est pourvoyeur de tout et tout manque. Le peuple a faim et ne connaît pratiquement que l’injera, la galette de céréales qu’il consomme au quotidien. Dans les zones rurales les plus éloignées, les femmes souffrent de graves anémies qui perturbent fortement la natalité et engendrent d’importants problèmes de fertilité liés à la malnutrition et au stress.

Se résigner ou fuir
Dans ce contexte, la résignation ou la fuite sont les deux seules voies qui s’offrent aux Erythréens. Il fut un temps où les candidats à l’évasion partaient en bateau. Depuis le port de Massawa, il était relativement aisé de rejoindre la côte yéménite, sur l’autre rive de la mer Rouge. Mais de façon à enrayer ce phénomène, la pêche a été interdite. Dorénavant, les bateaux restent à quai, les marins au port et les estomacs vides. Le Soudan est devenu la porte d’évasion la plus souvent choisie par les candidats à l’émigration. Entassés dans des camions, de jeunes érythréens tentent tous les jours de traverser, coûte que coûte, la frontière. Le rêve est juste un peu plus loin. Il s’appelle Amérique, Canada, Angleterre ou France. Il s’appelle liberté, démocratie, argent et consommation. Les jeunes érythréens sont nombreux à payer de leur vie pour échapper à leur « non destin ». A 20 ans leur détermination est grande et leur objectif est d’aller jusqu’au bout pour atteindre n’importe quel ailleurs.
Un ailleurs qu’ils perçoivent par une toute petite lucarne sur le monde : internet. La connexion, bien que très lente, constitue en effet la seule source d’information alternative à une presse totalement muselée. Une radio, une télé et un journal constituent le triptyque d’une propagande imparable. Reporters sans frontières classe d’ailleurs l’Erythrée comme le pire pays au monde dans le domaine du respect des droits les plus élémentaires des journalistes. Ceux-là sont les premiers à subir une répression sociale globale qui se manifeste par des contrôles de papiers incessants, des descentes de police et des arrestations arbitraires. Les ONG et les organisations internationales présentes dans le pays ne sont pas épargnées par cette pression. Il ne subsiste aujourd’hui qu’une poignée de résistants, une dizaine de structures tout au plus, qui n’ont pas encore été remerciées par le gouvernement.
La dictature érythréenne est l’un des régimes les plus durs au monde et son peuple est à l’agonie. Il se meurt dans un contexte de « ni guerre, ni paix » cher au gouvernement qui y trouve une raison de maintenir indéfiniment un état de crise dans le pays. Sous une apparente normalité, l’atmosphère est grave et pesante dans les rues d’Asmara, la capitale. Le regard est souvent fuyant et la parole timide. Le fardeau pèse lourd sur les épaules de ceux qui sont nés en ce début de troisième millénaire dans ce qui fut autrefois le berceau de l’humanité.

Anne-Laurence Mazenq - Journaliste

jeudi 21 octobre 2010

lundi 18 octobre 2010

Nègre je suis, nègre je resterai*

L’arabe menteur, l’arabe voleur, le chinois travailleur mais sale, le juif cupide, la française sexuellement libre, le latino chaud lapin, la négresse panthère, la négresse lascive, le nègre danseur, le nègre rieur, le nègre footballeur, le nègre paresseux… strike ! En cherchant un peu, on pourrait en trouver d’autres, des idées à fournir à monsieur Jean-Paul Guerlain pour son petit précis de clichés racistes. C’est donc celui du nègre fainéant, bon à rien, qu’il aura choisi de nous servir, dans un silence sidérant, sur le plateau du 13 heures de France 2 vendredi dernier.

« J’ai travaillé comme un nègre, je ne sais pas si les nègres ont toujours tellement travaillé, mais enfin… ». C’est la deuxième partie de la phrase, 13 mots, qui lui valent... quoi au juste ? On a bien cherché, on a bien attendu pendant tout le week-end, dans la bouche de tous ces responsables politiques, un début de condamnation, d’émoi, d’indignation. Seule Christine Lagarde a réagi. Pour les autres, on attend encore. En France, on peut donc prononcer des paroles racistes à une heure de grande écoute, sur un média national sans qu’aucune grande voix, politique, intellectuelle ou artistique ne s’en émeuve. Oh, les associations font leur job, qui menacent de porter plainte. Mais qui parle de racaille ? De scandale ? De honte ? D’obscénité ? De crachat ? Le crachat, que ce très distingué Monsieur Guerlain a jeté non seulement à la figure de tous les Noirs d’aujourd’hui, mais surtout, cher Monsieur Guerlain, sur la dépouille des millions de morts, à fond de cale, à fonds d’océan, déportés de leur terre natale vers le nouveau monde. Ces millions de personnes asservies, avilies, déshumanisées, pendant quatre siècles, réduites au rang de bras et de mains destinées aux champs de coton, aux champs de canne, à la morsure du fouet ou celle du molosse, tous ces esclaves, vendus comme une force de... travail ! Pas des hommes, non, ni des pères, ni des mères à qui l’on arrachait leurs enfants pour en faire d’autres bêtes de sommes, pas des humains, mais des outils, du matériel. Des marchandises.

Cher monsieur Guerlain, vous dont l’un des parfums suffisait, à lui seul, à rassurer l’enfant que j’étais quand sa mère s’absentait, vous dont le nom m’a accompagnée, de mère en fille, de sœur en sœur, aussi loin que remontent mes souvenirs et dont je ne pourrai plus, jamais, porter la moindre fragrance, moi négresse, je vous relis, je vous dédie ces quelques lignes, signées Aimé Césaire : « Vibre… vibre essence même de l’ombre, en aile en gosier, c’est à forces de périr, le mot nègre, sorti tout armé du hurlement d’une fleur vénéneuse, le mot nègre, tout pouacre de parasites… le mot nègre, tout plein de brigands qui rôdent, de mères qui crient, d’enfants qui pleurent, le mot nègre, un grésillement de chairs qui brûlent, âcre et de corne, le mot nègre, comme le soleil qui saigne de la griffe, sur le trottoir des nuages, le mot nègre, comme le dernier rire vêlé de l’innocence, entre les crocs du tigre, et comme le mot soleil est un claquement de balle, et comme le mot nuit, un taffetas qu’on déchire… le mot nègre, dru savez-vous, du tonnerre d’un été que s’arrogent des libertés incrédules ».

Aimé Césaire qui, à l’insulte, répondit aussi un jour : « Eh bien le nègre, il t’emmerde ! ».

mercredi 3 mars 2010

Dérapages et petites phrases en Ile-de-France

Nicolas Sarkozy a remis de l'ordre dans la campagne de l'UMP, hier, en appelant les candidatsà faire bloc derrière Valérie Pécresse. Pas de quoi inquiéter Jean-Paul Huchon, le président sortant.
Reportage
Cet après-midi-là, elle a sauté dans le « Petit gris », direction Melun et son école de la deuxième chance. Envie, consciente ou inconsciente, de fuir la ville, ses caniveaux, ses ragots, ses coups bas, une campagne électorale qui va de travers. Dans l'antique train de banlieue bondé et bringuebalant, Valérie Pécresse, la tête de liste UMP, s'égosille : « Les Franciliens méritent mieux que d'être transportés dans ce genre de bétaillères. »
La ministre à l'Enseignement supérieur s'est déjà rendue à l'évidence. Dans le wagon, tandis que les banlieusards s'abandonnent à une indifférence polie, les médias ont autre chose en tête : l'affaire Soumaré. Un vilain chewing-gum qui est en train de coller aux doigts de la droite francilienne. Quelques jours plus tôt, Francis Delattre, maire UMP de Franconville, a imprudemment qualifié Ali Soumaré, tête de liste du PS dans le Val d'Oise, de « délinquant multirécidiviste chevronné ».
« Incapable, endormi ! »
À quinze jours du scrutin, Valérie Pécresse se serait bien passée de ce dérapage. Les sondages ne sont pas bons. Pas bons du tout. À la gare de Melun, Yves Jégo, tête de liste en Seine-et-Marne, vient à la rescousse : « Les socialistes fuient le débat de fond, n'assument pas leur bilan. » Hier, l'équipe de Pécresse était convoquée par Nicolas Sarkozy, excédé par les couacs à répétition. Décidément, un combat difficile. « Mais ce sont les plus beaux ! », rétorque machinalement la ministre.
« Ils perdent les pédales, balancent n'importe quoi et cherchent le choc pour mobiliser la droite dure », analyse Philippe Kaltenbach, le maire PS de Clamart qui ne désespère plus de faire trébucher la droite dans les Hauts-de-Seine. « Vous vous rendez compte, le berceau du sarkosysme ! » Jean-Paul Huchon, le président socialiste sortant, joue sur du velours. « J'entends dire que je suis un incapable, un endormi, ironise-t-il. Mais quand je vois la manière dont les gens nous sourient... »
Ce midi-là, tout en rondeurs, écharpe fushia autour du cou, il arpente le parvis de la Défense. Plus de 150 000 Franciliens viennent y travailler chaque jour, souvent au prix d'un trajet qui relève du parcours du combattant. « Il faut rapprocher l'habitat de l'emploi », martèle Huchon. Pas loin de s'enflammer : « Si on gagne les Régions de manière nette, on peut inventer énormément de choses dont le PS, la gauche, feront des propositions crédibles pour 2012. »
Tout semble sourire au sortant. Même le frottement urticant annoncé avec les écologistes, enivrés par de bons résultats aux élections européennes, particulièrement en Île-de-France, est renvoyé en arrière-plan. À la station de métro Mairie de Saint-Ouen, ligne 13, « la plus saturée du réseau », Cécile Duflot, tête de liste d'Europe Écologie, s'irrite qu'on lui parle encore du ton de la campagne. Liasse de tracts à la main, la répartie tranchante, elle fonce sur les transports, « l'un des dossiers prioritaires pour les Franciliens » : « On veut aller plus vite et mieux et maintenant ! » Avec Huchon, s'entend !

mercredi 12 août 2009

Juliette Gréco: «J'éprouve une admiration sans limite pour les jazzmen»


Greco3 Juliette Gréco s'est fendue le 2 août d'un concert triomphal pour son cinquième passage aux Francofolies de Montréal. Emportée par le piano de Gérard Jouannest (son mari), et par l'accordéoniste Jean-Loup Matinier, la chanteuse, face à une salle magnétisée, a rendu hommage à Brel (5 chefs d'œuvre), à Ferré (2), à Gainsbourg (2), enfin à une flopée de compositeurs actuels. Le charme de l'ancienne compagne de Miles Davis n'a pas perdu un atome. Le traitement très personnel de chansons éternelles ("Ne me quitte pas", "J'arrive", de Jacques Brel et Gérard Jouannest; "Avec le Temps" de Léo Ferré), ses libertés avec les partitions originales, la rapprochent à la fois des slameurs d'aujourd'hui et des jazzmen éternels. J'ai voulu savoir ce que la vedette gardait comme héritage des figures du Jazz. Retour vers le temps où Saint-Germain-des-Prés tenait pour égérie la fille habillée de noir, qui voulait "transformer la souffrance en beauté" .

INTERVIEW JULIETTE GRÉCO

Bruno Pfeiffer: Plusieurs standing ovations... Quel est le secret de la pêche à 82 ans?

Juliette Gréco: Rien de compliqué. Je pratique depuis soixante ans exactement le même métier: interprète. Le spectacle, ce sont des mots, des chansons. J'essaie d'être lumineuse en servant les compositions des autres. Je me bats pour que la poésie règne dans la rue. Le public m'a renvoyé quelque chose d'extrêmement bon hier soir. Quand j'arrive à Montréal, j'ai l'impression de débarquer dans une France jeune. J'aurais voulu serrer les mains des gens qui ont afflué vers la scène pendant les rappels. Impossible: je me déplace difficilement, à cause d'un problème aux doigts de pieds.

Certaines interprétations, certaines accentuations, diffèrent nettement de l'original.

Encore heureux! Quand Brel chantait "Ne me quitte pas", il se montrait démissionnaire, pleurnichard. Je rageais! Je désapprouve son acceptation de la défaite. Ce recul me rend hors de moi. Je marque ma colère. La tonalité que j'imprime à la chanson ressort ainsi: "Tu as tort de me quitter. Tu vas voir: tu vas en baver". Cela sur la musique somptueuse de Jouannest, car je me sens davantage à l'aise sur des arpèges riches.

Vous vous inspirez du côté "improvisateur" du Jazz?

Je n'aurais jamais osé. J'aime le Jazz. Cependant, je ne cherche pas l'inspiration dans les profondeurs de cette formidable culture afro-américaine. J'insuffle une marque personnelle aux morceaux. Ce que je suis. Tout ce que je peux. Le mieux possible. En revanche, tous ceux que j'aime baignent dans cette musique. J'éprouve une admiration sans limite pour les jazzmen.

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Boris Vian ?

Quel être merveilleux! Qu'il était beau. D'une beauté physique, au premier abord, avec sa peau vert céladon. L'être le plus tendre, le plus doux, le plus attentif que j'ai rencontré. Il avait un cœur énorme. Il dégageait une finesse, une intelligence... et une férocité d'enfant. Je le considérais comme mon grand frère. Il a fait office de psychiatre. Il m'a beaucoup aidé. Efficacement. Je n'avais plus envie de parler depuis l'Occupation. Il m'a rendu la vie après la Libération. Il m'a sorti d'une prison intérieure. La pilule qu'il aurait volontairement omis de prendre le jour de sa mort? Je n'y crois pas. Il est plutôt mort de rage.

Le Déserteur?

Immense chanson. Je n'ai jamais raté une occasion de la chanter. Pourtant, on courait des risques à l'époque. Je la reprends sur la compilation produite par Olivier Nuc ("On est pas là pour se faire engueuler"), sortie en juin dernier (chez Universal). J'ai tenu quasiment à la réciter, à cause de la paix qui s'en dégage. Les analystes la font passer pour un hymne anti-militariste. Mon avis diffère. Je crois que Boris donne la parole à un humble paysan, qui ne veut pas froisser le président de la République, mais qui refuse de se faire tuer et d'assassiner les autres. On le perçoit à son langage. Le gars dit simplement "Non à la guerre. J'ai trop souffert; la guerre c'est de la merde." Le texte est d'une pureté admirable. Nuc m'avait proposé d'autres chansons inédites. Je me demande si certaines, qui lui ont été attribuées par la suite, sont de sa main de Vian. La griffe de mon Boris, je la reconnaîtrais entre mille.

C'est Vian qui vous a initié au Jazz?

Non, j'écoutais déjà à la radio des classiques comme le Lambeth Walk, avant la guerre.

Pourquoi ne pas être venue à Pleyel le 23 juin pour la célébration de l'anniversaire de sa mort? Vous auriez été la Reine de la soirée.

Tous les jeunes chanteurs présents méritaient de régner sur la soirée. Moi, tout bêtement, je n'étais pas là.

Duke Ellington?

Magnifique. Pas mon idole, toutefois. Ne me faites pas dresser un hit-parade, je mets tous les jazzmen à égalité. Sauf Miles Davis. Lui, c'est le meilleur. Je le situe tout en haut. C'est ma vie.

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Racontez-nous la rencontre avec Miles Davis.

On était très jeunes tous les deux. Il jouait à Pleyel. J'étais fauchée. La femme de Boris, Michelle Vian, m'avait fait entrer par les coulisses. J'ai aperçu ce mec de profil. Très beau visage. Il jouait soit de manière concave, soit de manière convexe. En arrière, puis en avant. Très penché. Bizarre. Je ressentais une harmonie entre le personnage, la gestuelle, et le son de la trompette. Pas besoin d'être diplômée pour ressentir qu'il jouait dans la cour des grands. On est sortis dîner en bande. Je ne parlais pas sa langue, ni lui la mienne. Et voilà... le miracle de l'amour! J'aurais pu essayer de chanter avec lui. Mais j'avais pas le goût des standards. Pourquoi, du reste, alors que de grandes vocalistes, comme Ella Fitzgerald, l'auraient fait mille fois mieux que moi?

Miles est-il venu à l'un de vos récitals?

Oui, bien plus tard, à New York. La production m'avait retenu une suite au Waldorf-Astoria. Il est venu dîner avec moi au resto en haut du building. Pour que je n'aie pas l'air d'une pute avec un Noir, il a emmené le pianiste John Lewis avec ses deux enfants. Ils ont dû traverser un calvaire dans l'ascenseur. Je ne vous raconte pas la mine défaite du maître d'hôtel quand le groupe est entré. Le garçon a mis deux heures avant de nous servir les plats, et encore, servir n'est pas le mot; ils nous les a quasiment balancés à la gueule, comme si l'on était des chiens qui allaient mordre. Miles ne supportait pas que j'assiste à ces scènes de racisme. Son pays lui faisait honte. Je conserve un souvenir douloureux de cet épisode. Je crois que c'est pour cela qu'il n'a pas voulu que je le rejoigne aux USA.

Comme vous, Miles a fréquemment donné leur chance aux jeunes à la fin de sa carrière...

Certes. Mais dans la chanson la concurrence est terrible. Allez défendre celle d'un jeunot derrière "Jolie môme" ou "Mathilde".

J'ai pourtant l'impression que vous vous sentiez plus à l'aise hier soir avec les vers slamés.

(Sur un ton confidentiel, empruntant un air complice).

Ne le répétez pas: c'est plus facile...

Bruno Pfeiffer

lundi 10 août 2009

Sacrée Juliette

Jeudi soir, Abd Al Malik a enflammé le Festival de Ramatuelle. Pour ses 25 ans, cet évènement culturel créé par Jean-Claude Brialy et dont la direction artistique a été confiée à Michel Boujenah, a frappé fort. Le chanteur, que Le Parisien qualifie ce matin de "magicien des mots et de la musique", a accordé une interview à Var-Matin, interview croisée avec sa grande complice Juliette Gréco.

Abd Al Malik, qui a signé deux textes sur le dernier album de la grande Juliette et qui a même eu le privilège de chanter en duo avec elle Roméo et Juliette sur son propre opus - chanson qu'ils ont interprétée ensemble jeudi soir -, a une véritable passion pour elle.

Artistiquement, ils se ressemblent et ont pour point commun de ne pas pratiquer la langue de bois, bien que cette fois-ci la chanteuse ait pris nettement l'avantage.

Interrogés sur la disparition de Michael Jackson, Juliette répond : "Il était cassé, brisé. Mais ce n'est pas lui qu'il faut charger, c'est son père. Un monstre absolu qui l'a mis au monde et en même temps l'a tué... Il a finalement regagné son enfance perdue, mais on n'est pas Peter Pan sans le payer très cher." Abd Al Malik, quant à lui, la joue plus soft : "Il a amené beaucoup à la musique et à l'ouverture. En ce sens, c'est une perte."

Juliette Gréco revient ensuite sur la programmation du Festival de Ramatuelle, avoue que de son vivant Brialy n'aurait sans doute jamais choisi un artiste comme Abd Al Malik et quand le journaliste lui dit que l'acteur avait "osé l'ouverture" en y faisant participer Faudel il y a quelques années, la chanteuse répond tout de go avant de déclencher un fou rire général : "Oui mais Faudel, c'est nul quand même !"

Voilà, ça c'est fait... Pauvre Faudel, mais sacrée Juliette !

lundi 3 août 2009

Jean-Paul Roussillon, de Molière à Tchékhov


Le comédien Jean-Paul Roussillon s'est éteint dans la nuit de jeudi à vendredi à l'âge de 79 ans, a-t-on appris auprès de la Comédie française dont il était sociétaire honoraire. Le ministre de la Culture Frédéric Mitterrand a rendu hommage à un "très grand comédien", récompensé par trois Molière et qui avait reçu cette année un César pour son rôle dans "Un conte de Noël".

Jean-Paul Roussillon, également metteur en scène, avait interprété une centaine de pièces depuis le début de sa carrière.

Né en 1931, Jean-Paul Roussillon, dont le père travaillait en qualité de directeur de la scène à la Comédie française, avait joué sa première pièce, "Le Cantique des Cantiques", à l'âge de 14 ans.

Après des études au Conservatoire national d'art dramatique, il entre comme pensionnaire à la Comédie française en 1950 après avoir obtenu le prix d'interprétation pour son rôle dans "Ardèle ou la Marguerite" de Jean Anouilh.

En janvier 1960, Jean-Paul Roussillon devient sociétaire de la troupe et interprète l'emblématique Scapin, ou encore Puck dans "Le Songe d'une nuit d'été" de Shakespeare. Dès 1962, il signe sa première mise en scène avec "Le Retour imprévu" de Jean François Regnard, puis "Le Médecin malgré lui" de Molière en 1968 et surtout "L'Avare" de Molière, en 1973 dont "sa vision de l'oeuvre sur scène suscitera beaucoup de remous et d'enthousiasmes", note la Comédie française.

A 51 ans, il devient sociétaire honoraire, tout en continuant de mettre en scène pour la Comédie Française. Il interprète Koch, dans "Quai Ouest" de Bernard-Marie Koltès, créé dans une mise en scène de Patrice Chéreau, en coproduction avec le Théâtre des Amandiers de Nanterre en 1986.

Jean-Paul Roussillon avait été récompensé par trois Molière, les récompenses du théâtre, en 1991, 1996 et 2002. Egalement sollicité au cinéma, il avait reçu cette année le César du meilleur acteur dans un second rôle pour "Un Conte de Noël" d'Arnaud Depleschin dans lequel il était marié à Catherine Deneuve.

Il avait joué son dernier rôle au théâtre dans "La Cerisaie" d'Anton Tchekhov, au théâtre national de la Colline au printemps dernier. "Il y jouait de façon bouleversante le rôle d'un homme qui voit sa vie s'en aller", a rappelé le ministre de la Culture Frédéric Mitterrand. "Il était de ceux qui peuvent s'imposer dans tous les registres par la seule force de leur présence, par un métier totalement possédé, et très souvent transcendé par la grâce", a-t-il salué dans un communiqué.

L'administratrice de la Comédie française, Muriel Mayette, a estimé pour sa part que Jean-Paul Roussillon avait "révolutionné la mise en scène" à la fin des années 1960. "Il mettait une gravité dans les comédies de Molière, le jeu devenait plus vrai, plus profond, plus psychologique", a-t-elle confié à l'Associated Press.

"C'était un grand directeur d'acteur et un grand comédien de sa génération. C'était un acteur de textes. Il ne faisait jamais un numéro personnel", a-t-elle également souligné, en rendant hommage à l'époux de Catherine Ferran, également sociétaire honoraire de la Comédie française, et au "compagnon de route" de Michel Aumont.