mardi 26 avril 2011

Érythrée, la dictature oubliée

Il fut un temps où ces vallées devaient être vertes et riantes, recouvertes d’une forêt dense dont il ne reste aujourd’hui qu’un minuscule îlot au cœur d’un environnement sec, quasi-désertique. Accrochées au flan des montagnes, des forêts clairsemées de maigres eucalyptus n’accordent aucun répit ombragé aux marcheurs résignés qui arpentent les routes brulantes. Vagues de sécheresse, manque de terres fertiles, en Erythrée la vie est dure. La vie va comme elle peut, avec les moyens du bord et l’espérance en des jours meilleurs.

L’Erythrée est un petit pays d’environ 4 millions d’habitants, tout en longueur, étiré sur le bord de la mer Rouge. Ce nouveau né sur la scène internationale a vu le jour il y a seulement 15 ans, gagnant son indépendance au prix d’une guerre longue et terrible avec son voisin éthiopien. De l’espoir suscité en 1993 par cette liberté durement acquise, il ne reste plus aujourd’hui que des messages de propagande, des cimetières de martyrs et des slogans guerriers sur les tee-shirts usés des enfants. La liberté et la démocratie ont vite fait place au contrôle et à la dictature. L’ennemi éthiopien est devenu la cause officielle de tous les maux.

Un service à vie
La population subit de plein fouet et dès le plus jeune âge les conséquences désastreuses de cette situation. Cette année encore, comme tous les ans, les adolescents du pays terminent leur formation avant de partir pour le service obligatoire. Réunis dans un vaste centre d’éducation, au nord du pays, ils reçoivent un ultime enseignement à vocation militaire : maniement des armes, camouflage, technique de combat y sont enseignés au même titre que les maths, l’histoire ou la chimie. Au terme de cette formation, chaque élève sera affecté dans un corps de métier. Plusieurs secteurs d’activités existent mais une seule voie est possible : le service national. Tous les hommes érythréens (et les femmes non mariées) y sont soumis.
Le service national commence dès l’âge de 18 ans et se poursuit presque indéfiniment. Il n’offre aucune alternative, aucune promotion et aucun salaire digne de ce nom. Il permet aux plus doués ou aux plus chanceux de travailler dans un bureau ou une salle de classe et réserve aux moins bons un avenir de soldat ou d’ouvrier. Nombreux sont les jeunes érythréens qui tentent de s’y soustraire, risquant de sévères sanctions allant de la torture à l’emprisonnement à vie. Pour autant, ceux qui choisissent la légalité ne sont pas exempts de mesures arbitraires. Tous sont confinés sur ce territoire très contrôlé qu’ils n’ont évidemment aucun droit de quitter.
Cette mobilisation à outrance contribue à vider les villes et les villages. Vides d’hommes jeunes et vides du reste car les pénuries sont monnaie courante. Les habitants jonglent avec des arrivages aléatoires, des tickets de rationnement et le manque d’argent. Le système économique du pays est aussi exsangue qu’il est autarcique. Les importations sont rares. Les produits arrivent au compte goutte quand l’Etat dispose de devises pour acheter quelques denrées sur le marché international. Aucun business privé n’est autorisé à se développer. L’Etat est pourvoyeur de tout et tout manque. Le peuple a faim et ne connaît pratiquement que l’injera, la galette de céréales qu’il consomme au quotidien. Dans les zones rurales les plus éloignées, les femmes souffrent de graves anémies qui perturbent fortement la natalité et engendrent d’importants problèmes de fertilité liés à la malnutrition et au stress.

Se résigner ou fuir
Dans ce contexte, la résignation ou la fuite sont les deux seules voies qui s’offrent aux Erythréens. Il fut un temps où les candidats à l’évasion partaient en bateau. Depuis le port de Massawa, il était relativement aisé de rejoindre la côte yéménite, sur l’autre rive de la mer Rouge. Mais de façon à enrayer ce phénomène, la pêche a été interdite. Dorénavant, les bateaux restent à quai, les marins au port et les estomacs vides. Le Soudan est devenu la porte d’évasion la plus souvent choisie par les candidats à l’émigration. Entassés dans des camions, de jeunes érythréens tentent tous les jours de traverser, coûte que coûte, la frontière. Le rêve est juste un peu plus loin. Il s’appelle Amérique, Canada, Angleterre ou France. Il s’appelle liberté, démocratie, argent et consommation. Les jeunes érythréens sont nombreux à payer de leur vie pour échapper à leur « non destin ». A 20 ans leur détermination est grande et leur objectif est d’aller jusqu’au bout pour atteindre n’importe quel ailleurs.
Un ailleurs qu’ils perçoivent par une toute petite lucarne sur le monde : internet. La connexion, bien que très lente, constitue en effet la seule source d’information alternative à une presse totalement muselée. Une radio, une télé et un journal constituent le triptyque d’une propagande imparable. Reporters sans frontières classe d’ailleurs l’Erythrée comme le pire pays au monde dans le domaine du respect des droits les plus élémentaires des journalistes. Ceux-là sont les premiers à subir une répression sociale globale qui se manifeste par des contrôles de papiers incessants, des descentes de police et des arrestations arbitraires. Les ONG et les organisations internationales présentes dans le pays ne sont pas épargnées par cette pression. Il ne subsiste aujourd’hui qu’une poignée de résistants, une dizaine de structures tout au plus, qui n’ont pas encore été remerciées par le gouvernement.
La dictature érythréenne est l’un des régimes les plus durs au monde et son peuple est à l’agonie. Il se meurt dans un contexte de « ni guerre, ni paix » cher au gouvernement qui y trouve une raison de maintenir indéfiniment un état de crise dans le pays. Sous une apparente normalité, l’atmosphère est grave et pesante dans les rues d’Asmara, la capitale. Le regard est souvent fuyant et la parole timide. Le fardeau pèse lourd sur les épaules de ceux qui sont nés en ce début de troisième millénaire dans ce qui fut autrefois le berceau de l’humanité.

Anne-Laurence Mazenq - Journaliste