mercredi 31 décembre 2008

Je Vis, Je Meurs...


***

Je vis, je meurs ; je me brûle et me noie ;
J'ai chaud extrême en endurant froidure :
La vie m'est et trop molle et trop dure.
J'ai grands ennuis entremêlés de joie.

Tout à un coup je ris et je larmoie,
Et en plaisir maint grief tourment j'endure ;
Mon bien s'en va, et à jamais il dure ;
Tout en un coup je sèche et je verdoie.

Ainsi Amour inconstamment me mène ;
Et, quand je pense avoir plus de douleur,
Sans y penser je me trouve hors de peine.

Puis, quand je crois ma joie être certaine,
Et être au haut de mon désiré heur,
Il me remet en mon premier malheur.

Louise Labé (1524-1566)

Ni moi sans vous, ni vous sans moi


D'eux deux il en fut ainsi
Comme il en va du chévrefeuille
Qui au coudrier s'y prend :
Quand il est enlacé et pris
Et tout amour du fût s'est mis
Ensemble ils peuvent bien durer;
Qui les veut ensuite désunir
Fait tôt le coudrier mourir
Et le chévrefeuille avec lui.
- Belle amie, ainsi est de nous :
Ni vous sans moi, ni moi sans vous

Marie de France (XIIe siècle)

La plus drôle des créatures


    • Comme le scorpion, mon frère,
    • Tu es comme le scorpion
    • Dans une nuit d’épouvante.
    • Comme le moineau, mon frère,
    • Tu es comme le moineau
    • Dans ses menues inquiétudes.
    • Comme la moule, mon frère,
    • Tu es comme la moule
    • Enfermée et tranquille.
    • Tu es terrible, mon frère,
    • Comme la bouche d’un volcan éteint.
    • Et tu n’es pas un, hélas,
    • Tu n’es pas cinq,
    • Tu es des millions.
    • Tu es comme le mouton, mon frère,
    • Quand le bourreau habillé de ta peau
    • Quand le bourreau lève son bâton
    • Tu te hâtes de rentrer dans le troupeau
    • Et tu vas à l’abattoir en courant, presque fier.
    • Tu es la plus drôle des créatures, en somme,
    • Plus drôle que le poisson
    • Qui vit dans la mer sans savoir la mer.
    • Et s’il y a tant de misère sur terre
    • C’est grâce à toi, mon frère,
    • Si nous sommes affamés, épuisés,
    • Si nous somme écorchés jusqu’au sang,
    • Pressés comme la grappe pour donner notre vin,
    • Irai-je jusqu’à dire que c’est de ta faute, non
    • Mais tu y es pour beaucoup, mon frère.
    • Nazim HIKMET, 1948.

Dispositions poétiques


Les étoiles n’avaient qu’un rôle :
M’apprendre à lire
J’ai une langue dans le ciel
Et sur terre, j’ai une langue
Qui suis-je ? Qui suis-je ?

Je ne veux pas répondre ici
Une étoile pourrait tomber sur son image
La forêt des châtaigniers, me porter de nuit
Vers la voie lactée, et dire
Tu vas demeurer là

Le poème est en haut, et il peut
M’enseigner ce qu’il désire
Ouvrir la fenêtre par exemple
Gérer ma maison entre les légendes
Et il peut m’épouser. Un temps

Et mon père est en bas
Il porte un olivier vieux de mille ans
Qui n’est ni d’Orient, ni d’Occident
Il se reposer peut-être des conquérants
Se penche légèrement sur moi
Et me cueille des iris

Le poème s’éloigne
Il pénètre un port de marins qui aiment le vin
Ils ne reviennent jamais à une femme
Et ne gardent regrets, ni nostalgie
Pour quoi que ce soit

Je ne suis pas encore mort d’amour
Mais une mère qui voit le regard de son fils
Dans les œillets, craint qu’il ne blessent le vase
Puis elle pleure pour conjurer l’accident
Et me soustraire aux périls
Que je vive, ici là

Le poème est dans l’entre-deux
Et il peut, des seins d’une jeune fille, éclairer les nuits
D’une pomme, éclairer deux corps
Et par le cri d’un gardénia
Restituer une patrie

Le poème est entre mes mains, et il peut
Gérer les légendes par le travail manuel
Mais j’ai égaré mon âme
Lorsque j’ai trouvé le poème
Et je lui ai demandé
Qui suis-je ?
Qui suis-je ?


Mamoud Darwich

mardi 30 décembre 2008

Excuse mélancolique


Je ne vous aime pas, non, je n'aime personne,
L'Art, le Spleen, la Douleur sont mes seules amours;
Puis, mon cœur est trop vieux pour fleurir comme aux jours
Où vous eussiez été mon unique madone.

Je ne vous aime pas, mais vous semblez si bonne.
Je pourrais oublier dans vos yeux de velours,
Et dégonfler mon cœur crevé de sanglots sourds
Le front sur vos genoux, enfant frêle et mignonne.

Oh! dites, voulez-vous ? Je serais votre enfant.
Vous sauriez endormir mes tristesses sans causes,
Vous auriez des douceurs pour mes heures moroses,

Et peut-être qu'à l'heure où viendrait le néant
Baigner mon corps brisé de fraîcheur infinie,
Je mourrais doucement, consolé de la vie.

Octobre 1880.
Jules Laforgue

Tristesse


J'ai perdu ma force et ma vie,
Et mes amis et ma gaieté;
J'ai perdu jusqu'à la fierté
Qui faisait croire à mon génie.

Quand j'ai connu la Vérité,
J'ai cru que c'était une amie ;
Quand je l'ai comprise et sentie,
J'en étais déjà dégoûté.

Et pourtant elle est éternelle,
Et ceux qui se sont passés d'elle
Ici-bas ont tout ignoré.

Dieu parle, il faut qu'on lui réponde.
Le seul bien qui me reste au monde
Est d'avoir quelquefois pleuré.

Alfred de Musset

L'éternel féminin


Si mon Air vous dit quelque chose,
Vous auriez tort de vous gêner ;
Je ne la fais pas à la pose ;
Je suis La Femme, on me connaît.

Bandeaux plats ou crinière folle,
Dites ? quel Front vous rendrait fou ?
J'ai l'art de toutes les écoles,
J'ai des âmes pour tous les goûts.

Cueillez la fleur de mes visages,
Buvez ma bouche et non ma voix,
Et n'en cherchez pas davantage...
Nul n'y vit clair ; pas même moi.

Nos armes ne sont pas égales,
Pour que je vous tende la main,
Vous n'êtes que de naïfs mâles,
Je suis l'Eternel Féminin !

Mon But se perd dans les Etoiles !....
C'est moi qui suis la Grande Isis !
Nul ne m'a retroussé mon voile.
Ne songez qu'à mes oasis....

Si mon Air vous dit quelque chose,
Vous auriez tort de vous gêner ;
Je ne la fais pas à la pose :
Je suis La Femme ! on me connaît.

Jules Laforgue

Le spleen de Casablanca



Je tire les rideaux
pour pouvoir fumer à ma guise
Je tire les rideaux

pour boire un verre
à la santé d'Abou Nouwas

Je tire les rideaux
pour lire le dernier livre de Rushdie
Bientôt, qui sait
il faudra que je descende à la cave
et que je m'enferme à double tour
pour pouvoir
penser
à ma guise

Les gardiens sont partout
Ils règnent sur les poubelles
les garages
les boîtes aux lettres

Les gardiens sont partout
dans les bouteilles vides
sous la langue
derrière les miroirs

Les gardiens sont partout
entre la chair et l'ongle
les narines et la rose
l'œil et le regard

Les gardiens sont partout
dans la poussière qu'on avale
et le morceau qu'on recrache
Les gardiens croissent et se multiplient
A ce rythme
arrivera le jour
où nous deviendrons tous
un peuple de gardiens


Mère
ma superbe
mon imprudente
Toi qui t'apprêtes à me mettre au monde
De grâce
ne me donne pas de nom
car les tueurs sont à l'affût

Mère
fais que ma peau
soit d'une couleur neutre
Les tueurs sont à l'affût

Mère
ne parle pas devant moi
Je risque d'apprendre ta langue
et les tueurs sont à l'affût

Mère
cache-toi quand tu pries
laisse-moi à l'écart de ta foi
Les tueurs sont à l'affût

Mère
libre à toi d'être pauvre
mais ne me jette pas dans la rue
Les tueurs sont à l'affût

Ah mère
si tu pouvais t'abstenir
attendre des jours meilleurs
pour me mettre au monde
Qui sait
Mon premier cri
ferait ma joie et la tienne
Je bondirais alors dans la lumière
comme une offrande de la vie à la vie

Abdellatif Laâbi (1995)

(À la mémoire de Brahim Bouarram, jeune Marocain qui fut poussé et noyé dans la Seine, à Paris, le 1er mai 1995, par une bande de skinheads qui venait de se détacher d'une manifestation du Front national.)

Femme noire


Femme nue, femme noire
Vêtue de ta couleur qui est vie, de ta forme qui est beauté !
J'ai grandi à ton ombre, la douceur de tes mains bandait mes yeux.
Et voilà qu'au cœur de l'Été et de Midi, je te découvre,
Terre promise, du haut d'un haut col calciné
Et ta beauté me foudroie en plein cœur, comme l'éclair d'un aigle.

Femme nue, femme obscure
Fruit mûr à la chair ferme, sombres extases du vin noir, bouche qui fait lyrique ma bouche
Savane aux horizons purs, savane qui frémis aux caresses ferventes du Vent d'Est
Tamtam sculpté, tamtam tendu qui gronde sous les doigts du vainqueur
Ta voix grave de contralto est le chant spirituel de l'Aimée.

Femme nue, femme obscure
Huile que ne ride nul souffle, huile calme aux flancs de l'athlète, aux flancs des princes du Mali
Gazelle aux attaches célestes, les perles sont étoiles sur la nuit de ta peau
Délices des jeux de l'esprit, les reflets de l'or rouge sur ta peau qui se moire
À l'ombre de ta chevelure, s'éclaire mon angoisse aux soleils prochains de tes yeux.

Femme nue, femme noire
Je chante ta beauté qui passe, forme que je fixe dans l'Éternel
Avant que le Destin jaloux ne te réduise en cendres pour nourrir les racines de la vie.

Léopold Sédar Senghor

lundi 29 décembre 2008

Mon amour



Parce que j'avais senti la première odeur de l'été

j'avais cru que je vivrais mille ans
auprès de toi
mais j'étais en retard il aurait fallu
prendre le train tes yeux
puis descendre à contre-voie
parmi les bardanes et les orties violettes
battre les buissons tambouriner
dessus avec des paumes de laine
cardée par les ronciers
l'avenir se chargea de me détromper
vira au bleu-silence
tandis que les gousses des genêts-à-balai
percutaient sec sur le ciel
plié à gauche dans l'odeur de tes doigts.

Thérèse Plantier
(1911-1990)
Née à Nîmes en 1911, elle a habité longtemps à Faucon, village de Provence. Dès qu'elle commence à écrire, elle se revendique surréaliste surtout pour le caractère anti-conformiste du groupe. Elle rencontre Breton mais se tient à l'écart du mouvement, trouvant l'écrivain "trop mondain". Elle partage les idées des féministes, devient amie de Simone de Beauvoir et de Violette Leduc. On lui doit notamment une collaboration à une anthologie de la poésie féminine, parue chez Seghers en 1975. Sa poésie provocante, dérangeante dissèque le corps, évoque la destruction, le vide que seuls l'amour et la liberté peuvent éviter. André Breton disait de Thérèse Plantier qu'elle dégageait une "violente volonté de vertige"

Bernard Tapie : un cadeau de Noël de mauvais goût à la télévison publique


 Le père Noël est une ordure. La chose est désormais acquise, grâce à France 2. La chaîne publique avec un sens certain de la provocation, à moins que ce ne soit un signe avant-coureur de servilité à l’égard du pouvoir, a diffusé ce 25 décembre Oscar une pièce de théâtre, jouée et revisitée par Bernard Tapie.

Les Français, se voient ainsi condamnés à une double peine. Comme téléspectateur d’abord. Comme contribuable ensuite. La pièce évoque les tribulations d’un homme d’affaire ruiné. C’est loin d’être le cas de Bernard Tapie qui, en vertu d’une sentence arbitrale très controversée rendue en juillet doit bénéficier de 390 millions d’euros dans l’affaire du Crédit Lyonnais. Une facture conséquente qui sera acquittée au final par le contribuable.

La somme est plus que rondelette. Elle se décompose de 240 millions d’euros au titre du “manque à gagner” lors de la cession d’Adidas, auxquels doivent s’ajouter 45 millions d’euros au titre du “préjudice moral” et quelques 105 millions d’intérêts. On est donc loin de l’image trompeuse d’un Bernard Tapie contraint à se produire sur les planches pour des raisons alimentaires.

Tapie c’est d’un certaine façon, du Madoff sans les bonnes manières.
Le nouvel ami de l’actuel Président de la République a toujours su utiliser au mieux sa gouaille légendaire. Hier pour devenir un ministre de François Mitterrand. Aujourd’hui pour être selon certaines mauvaises langues un protégé utile de Nicolas Sarkozy.

Toujours prompt à dénoncer les faits du prince François Bayrou ne décolérait pas cet été contre le recours pour le moins surprenant à une procédure arbitrale, donc hors cadre judiciaire, au profit de Bernard Tapie. Aujourd’hui il est l’un des rares membres de la classe politique à se plaindre de la diffusion par une chaîne du service public en prime time d’une pièce à l’acteur central si sulfureux.

Une diffusion aux allures de réhabilitation aux yeux de l’opinion publique du mythique “Nanar’. Un joli bras d’honneur à la France d’en bas. Celle dont, selon une enquête du CREDOC révélée récemment, 56% des ménages pauvres ont moins de 250 euros par mois pour vivre et 15% ont un solde négatif, une fois les dépenses fixes payées.

Le PS évoque le sujet de façon détournée, par ricochet, à travers la grâce partielle de l’ex préfet Marchiani. Arnaud Montebourg se risque à un parallèle.”Ca s’appelle la reconstitution des privilèges. M. Sarkozy est entrain de nous reconstituer un régime aristocratique au profit de ses amis. Nous nous interrogeons sur la façon dont la justice est aujourd’hui politisée et instrumentalisée politiquement pour régler des comptes du pouvoir”(…) “Dans l’affaire Tapie, Tapie qui a rallié M. Sarkozy, il s’est passé exactement la même chose”, a déclaré le député PS sur Europe 1 .

Éternel donneur de leçon, doté d’une assurance sans limite, Bernard Tapie a, même si on tend à nous le faire oublier, finalement été rattrapé par la justice, le 4 juin 1997. L’ancien ministre avait été condamné par la Cour d’Appel de Paris dans l’affaire du Phocéa à 18 mois de prison dont 6 mois ferme pour fraude fiscale et à 30 mois de prison avec sursis pour abus de biens sociaux et banqueroute. Autant dire que cet "Oscar" a eu des airs de télé-réalité.

Côté prestation théâtrale la critique la plus vive est venue du comédien Jacques Weber. “Si c’est pour voir des gens médiocres et vulgaires, alors je dis non au théâtre à la télévision. Je ne supporte même pas l’idée qu’il mette un pied sur une scène. Il faut arrêter la bêtise, c’est un métier difficile et exigeant”.

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Non content de s'offrir un "joli" cadeau de Noël avec la diffusion de la pièce de théâtre Bernard Tapie en a aussi profité pour offrir un beau cadeau à sa fifille adorée, Sophie.

A la fin de la pièce, après que les comédiens ont salué un public visiblement enchanté par cette pièce de boulevard comme il y en a tant, Sophie Tapie s'est installée sur scène avec un tabouret et un guitariste et a poussé la chansonnette pour faire la promotion de son premier album, un disque sur lequel on devrait retrouver ses influences notamment celle de Carla Bruni...Tout un programme !

dimanche 28 décembre 2008

Colloque sentimental

Dans le vieux parc solitaire et glacé

Deux formes ont tout à l'heure passé

Leurs yeux sont morts et leurs lèvres sont molles,
Et l'on entend à peine leurs paroles.

Dans le vieux parc solitaire et glacé
Deux spectres ont évoqué le passé.

- Te souvient-il de notre extase ancienne?
- Pourquoi voulez-vous donc qu'il m'en souvienne?

- Ton coeur bat-il toujours à mon seul nom?
Toujours vois-tu mon âme en rêve? - Non.

Ah ! les beaux jours de bonheur indicible
Où nous joignions nos bouches ! - C'est possible.

- Qu'il était bleu, le ciel, et grand, l'espoir !
- L'espoir a fui, vaincu, vers le ciel noir.

Tels ils marchaient dans les avoines folles,
Et la nuit seule entendit leurs paroles.

Paul Verlaine



Demain



Agé de cent-mille ans, j'aurais encore la force
De t'attendre, o demain pressenti par l'espoir.
Le temps, vieillard souffrant de multiples entorses,
Peut gémir: neuf est le matin, neuf est le soir.


Mais depuis trop de mois nous vivons à la veille,
Nous veillons, nous gardo
Grasns la lumière et le feu,
Nous parlons à voix basse et nous tendons l'oreille
A maint bruit vite éteint et perdu comme au jeu.


Or, du fond de la nuit, nous témoignons encore
De la splendeur du jour et de tous ses présents.
Si nous ne dormons pas c'est pour guetter l'aurore
Qui prouvera qu'enfin nous vivons au présent.



Robert Desnos, État de veille, 1942

samedi 27 décembre 2008

Dedans Paris

Dedans Paris, ville jolie,
Un jour, passant mélancolie,
Je pris alliance nouvelle
A la plus gaie demoiselle
Qui soit d'ici en Italie.

D'honnêteté elle est saisie,
Et crois, selon ma fantaisie
Qu'il n'en est guère de plus belle
Dedans Paris.

Je ne la vous nommerai mie,
Sinon que c'est ma grand'amie;
Car l'alliance se fit telle
Par un doux baiser que j'eus d'elle,
Sans penser aucune infamie
Dedans Paris


poème de Clément Marot

Dans un mois, dans un an...

Eh bien ! régnez, cruel, contentez votre gloire :
Je ne dispute plus. J'attendais, pour vous croire,
Que cette même bouche, après mille serments
D'un amour qui devait unir tous nos moments,
Cette bouche, à mes yeux s'avouant infidèle,
M'ordonnât elle-même une absence éternelle.
Moi-même j'ai voulu vous entendre en ce lieu.
Je n'écoute plus rien, et pour jamais : adieu...
Pour jamais ! Ah, Seigneur ! songez-vous en vous-même
Combien ce mot cruel est affreux quand on aime ?

Dans un mois, dans un an, comment souffrirons-nous,
Seigneur, que tant de mers me séparent de vous ?
Que le jour recommence et que le jour finisse,
Sans que jamais Titus puisse voir Bérénice,
Sans que de tout le jour je puisse voir Titus ?
Mais quelle est mon erreur, et que de soins perdus !
L'ingrat, de mon départ consolé par avance,
Daignera-t-il compter les jours de mon absence ?
Ces jours si longs pour moi lui sembleront trop courts.

Extrait de Bérénice de Jean Racine

Les merveilleux nuages


L'étranger

Qui aimes-tu le mieux, homme enigmatique, dis? ton père, ta mère, ta soeur ou ton frère?
Je n'ai ni père, ni mère, ni soeur, ni frère.
Tes amis?
Vous vous sevez là d'une parole dont le sens m'est resté jusqu'à ce jour inconnu.
Ta patrie?
J'ignore sous quelle latitude elle est située.
La beauté?
Je l'aimerais volontiers, déesse et immortelle.
L'or?
Je le hais comme vous haïssez Dieu.
Eh! qu'aimes-tu donc, extraordinaire étranger?
J'aime les nuages... les nuages qui passent... là-bas... là-bas... les merveilleux nuages!


Charles Baudelaire: Petits poèmes en prose, I (1869)

mardi 23 décembre 2008

Bonjour tristesse



Adieu tristesse

Bonjour tristesse

tu es inscrite dans les lignes du plafond

Tu es inscrite dans les yeux que j'aime

Tu n'es pas tout à fait la misère

Car les lèvres les plus pauvres te dénoncent

Par un sourire

Bonjour tristesse

Amour des corps aimables

Puissance de l'amour dont l'amabilité surgit

Comme un monstre sans corps

Tête désappointée

Tristesse beau visage


Paul Eluard in La vie immédiate, 1935

mercredi 17 décembre 2008

Un peu de soleil dans l'eau froide


                Sur le ciel délabré, sur ces vitres d'eau douce,
                Quel visage viendra, coquillage sonore,
                Annoncer que la nuit de l'amour touche au jour,

                Bouche ouverte liée à la bouche fermée.

                                                 X

                           
                Inconnue, elle était ma forme préférée,

                Celle qui m'enlevait le souci d'être un homme,
                Et je la vois et je la perds et je subis
                Ma douleur, comme un peu de soleil dans l'eau froide.


 P
aul Eluard, extrait Les petits justes in Capitale de la douleur, La Pléiade/Gallimard   

jeudi 4 décembre 2008

Claude Lévi-Strauss : "Sarkozy m'a pris pour un blue-jean"

Les interviews (presque) imaginaires du "Canard"

En exclusivité mondiale, le célèbre philosophe-ethnologue a bien voulu nous recevoir malgré son très grand âge. Nous lui pardonnons bien volontiers quelques trous de mémoire.

Question : à l'occasion de votre centenaire, Nicolas Sarkozy a quasiment forcé votre porte
Lévi-Strauss : Qui ça?
Q. - Le président de la République. Selon le Figaro, il est venu vous "rendre un hommage chaleureux et vous dire la reconnaissance de la nation. Vous avez fait part de vos réflexions sur le devenir des sociétés modernes et l'importance de l'Histoire pour mieux les comprendre.
L-S. - C'est possible! Je me souviens seulement d'avoir reçu un petit homme très agité. Je lui ai enseigné quelques gbongongo et l'ai prié d'arrêter son numéro de yekeyeke.
Q.- Autrement dit...
L-S. - ...Je lui ai enseigné quelques "proverbes" pour qu'il arrête sa "pagaille de paroles".
Q. - C'est du boroco ou du mambikvara?
L-S. - Ni l'un ni l'autre. C'est du langage baka
Q. - Mais le Président est français !
L-S. - Ah bon ? Je l'ai pris pour un Pygmée baka du Congo.
Q. - Pas du tout! Il vient de Neuilly-sur-Seine, de la tribu bling-bling !
L-S. - Mais c'est magnifique ! Où est-il passé ? Un Pygmée albinos ! Un tel spécimen, cà ne se rate pas, je repars en exploration ! (Il se lève d'un bond, décroche son casque colonial et dévale les escaliers)

Propos (presque) recueillis par Frédéric Pagès

lundi 1 décembre 2008

Ségolène, la madone des Escalator


LE MONDE | 28.11.08 | 13h56

 Chaque homme politique emprunte ses signes à son époque, ses moyens de communication et même de locomotion. Il y a eu les grands marins, les cavaliers, les aviateurs. Bonaparte au pont d'Arcole faisait corps avec un cheval. Lénine et Trotski se déplaçaient dans un train blindé. George W. Bush descend d'un avion de chasse, un casque d'aviateur à la main. Churchill s'enfonce pour toujours dans une limousine noire. Quant à de Gaulle, son buste élancé semble surgir d'une tourelle de char. Ce sont des corps historiques, légendaires, qui se déplacent. Roosevelt sur son fauteuil roulant souligne l'héroïsme des temps de guerre. Kennedy descend les marches d'un avion de ligne, une jeune femme élégante à ses côtés... Gambetta avait atterri en ballon.

Ségolène Royal enrichit cette tradition : elle se déplace désormais en escalier mécanique. En 2007, elle donnait déjà l'impression de marcher sur les eaux, désormais elle glisse sur les tapis roulants. Les caméras l'assaillent habituellement. Mais, cette fois, Ségolène vint vers eux. Elle leur apparut un instant. De quoi nourrir la flamme. Et la foi. Ségolène Soubirous. La madone des Escalator. "Je ne crains rien, je trace ma route", répète-t-elle à l'envi.

La crise du Parti socialiste n'a pas seulement mis à la torture les socialistes, elle a plongé la médiasphère dans une de ses crises d'excitation qui est la forme exacerbée que prend aujourd'hui le débat public dans ses moindres manifestations. Suspense du décompte dans la nuit électorale. Blogueurs en haleine. Guérilla de l'agenda. On s'y insulta abondamment, trompant la vacuité du débat par des empoignades de hooligans. Pendant que les membres de la commission de récolement s'échinaient à décompter les bulletins, Ségolène Royal faisait la tournée des studios, lançant sur les caciques de la Rue de Solférino ses oukases : la menace d'une crise de régime, le cauchemar d'un marathon judiciaire, voire la prise de la Bastille socialiste par les militants révoltés.

Du suspense, mais à quoi bon ? Rien ne sert de gagner dans les urnes, si votre image ne s'impose pas dans les esprits. Ce n'est plus ni la représentativité ni le poids électoral qui font la force, c'est la capacité à épouser les vagues médiatiques comme autant de plis narratifs, de rebonds, de surprises. Politique de la demande qui conduit les hommes politiques moins à proposer une offre politique qu'à stimuler, nourrir, exciter la demande d'intrigues.

On ne recompta pas seulement les bulletins, la médiasphère colporta ad nauseam la fable de la femme debout seule face aux éléphants, la jeune garde contre le vieux parti, la vieille querelle des anciens et des modernes, lieu commun et impasse de la pensée socialiste. Comme s'il fallait apprendre à se "modérer" alors qu'on a cru qu'il fallait se "moderniser", disait avec humour Bruno Latour dans un tout autre contexte (Les Atmosphères de la politique, Les empêcheurs de penser en rond, 2006). Se modérer en démocratie, cela ne signifie pas seulement faire preuve de modération, ce n'est pas une question de morale mais de régie et même d'acoustique. Synchroniser les temps et les espaces du débat démocratique. Peter Sloterdijk ne dit pas autre chose lorsqu'il affirme que la démocratie repose sur "la faculté d'écouter, d'attendre, de faire attendre, d'imposer l'attente", de "suspendre" les événements et non de les précipiter. C'est-à-dire l'inverse de ce que fait le marketing politique, qui cherche à capter l'attention, faire rebondir l'intrigue.

Ségolène est une créature de l'ère numérique. Elle appartient à cette génération d'hommes politiques qui, de Blair à Bush en passant par Sarkozy, sont des stratèges de l'émotionnel, des guerriers de la tension narrative. Dépourvus des talents traditionnels de l'orateur et du tribun mais habiles à conjuguer simulation et focalisation, techniques du cadrage et maîtrise de l'agenda. Pour eux, l'occupation du temps médiatique est devenu aussi stratégique que l'aménagement et le contrôle du territoire.

La "guerre des roses" au Parti socialiste n'a donc pas opposé seulement deux candidates ni même deux lignes politiques, mais les lois de la "modération" démocratique et celles de la "modernisation" médiatique. Parions que, même défaite, Ségolène Royal y poursuivra sa tâche "réformatrice" : transformer la vie politique en un théâtre moral, et imposer comme éléments de langage la syntaxe de l'héroïsme et de la victimisation avec son "code de l'honneur", ses "trahisons", ses "haines", ses "ruptures", et pousser la logique du "timing" jusqu'à faire de sa défaite même une alliée.

Au soir de son échec électoral en 2007, elle avait aussitôt annoncé "d'autres victoires"... Fini le gagnant-gagnant de la présidentielle. Désormais, c'est le "qui perd gagne" qui lui sert de viatique électoral. Georges Frêche l'a bien compris : "Si Ségolène perd, c'est sa chance. Elle va rester tapie pendant deux ans... Et elle cueillera la poire dans deux ans toute mûre." Lorsque chaque partenaire se retranche dans la recherche de son propre gain, sans considération des intérêts des autres partenaires, on aboutit à la maximisation des pertes de chacun. Dans la théorie des jeux, cette stratégie porte un nom : perdant-perdant.


Christian Salmon

Article paru dans l'édition du 29.11.08

Journaliste et "pire que la racaille"


LE MONDE | 29.11.08 | 13h09  • 
 
Cela se passe en France, au petit matin, quand la police vient arrêter un journaliste à son domicile. Il s'agit de Vittorio de Filippis, journaliste à Libération, membre de la direction du journal, qui a été PDG et directeur de la publication de juin à décembre 2006. Interpellé chez lui à l'aube, vendredi 28, il a été menotté, humilié, insulté devant ses enfants. Motif de cette mesure d'extrême urgence : le site de Libération a hébergé un commentaire d'internaute contesté...

M. de Filippis a été interpellé sur réquisition de la juge d'instruction Muriel Josié, vice-présidente du tribunal de grande instance (TGI) de Paris, saisie d'une plainte en diffamation de Xavier Niel, fondateur du fournisseur d'accès à Internet Free.

Le récit des conditions de cette interpellation a provoqué la stupeur au sein du journal, qui consacre une page à cette affaire dans son édition de samedi 29 novembre. "C'est une attaque de la maréchaussée à l'aube, fouille au corps et enfermement temporaire. Tout ça pour quoi ? Pour un procès en diffamation dans lequel nous avons déjà obtenu gain de cause à deux reprises", écrit Laurent Joffrin, PDG de Libération.

L'affaire est racontée sur le site de Libération (www.liberation.fr). "Vendredi matin, à 6 h 40, j'ai été réveillé par des coups frappés sur ma porte d'entrée. Je me suis trouvé face à trois policiers", raconte M. de Filippis. Ils lui lancent : "Habillez-vous, on vous emmène."

Le journaliste proteste. "Réveillé par le bruit, mon fils aîné, qui a 14 ans, assiste à toute la scène. Son frère, 10 ans, ne sort pas de sa chambre, mais j'apprendrai qu'il était réveillé et qu'il a très mal vécu ce moment. Je dis aux flics qu'il y a peut-être d'autres manières de se comporter. Réponse devant mon fils : "Vous, vous êtes pire que la racaille !"" Les policiers lui signifient qu'il est sous le coup d'un mandat d'amener au TGI.

Vers 7 h 15, les policiers emmènent le journaliste au commissariat du Raincy (Seine-Saint-Denis), où il réside. Il demande la présence des avocats du journal. En vain. Il est menotté, puis emmené à Paris dans les sous-sols du TGI.

"On me demande de vider mes poches, puis de me déshabiller (...) Je me retrouve en slip, ils refouillent mes vêtements, puis me demandent de baisser mon slip, de me tourner et de tousser trois fois." Le journaliste s'exécute et se rhabille. Les policiers l'enferment dans une cellule. Interrogé vendredi par Le Monde, le commissariat de Raincy a répondu : "Nous ne pouvons vous passer aucun gradé. Nous ne pouvons rien vous dire."

Deux gendarmes viennent ensuite chercher le journaliste et lui demandent une deuxième fois de se déshabiller complètement. Autre vexation : "Je leur signale que j'ai déjà été fouillé d'une manière un peu humiliante et je refuse de baisser mon slip à nouveau. Bien que comprenant l'absurdité de la situation et mon énervement, ils me répondent que c'est la procédure."

Rhabillé, on l'emmène, menotté, dans le bureau de la juge Muriel Josié. Le journaliste lui demande une nouvelle fois de pouvoir parler à ses avocats. Sans succès. Il refuse de répondre aux questions. Interrogé vendredi soir, le cabinet de la juge Muriel Josié nous a répondu : "Nous n'avons rien à dire sur le sujet."

M. de Filippis est mis en examen, puis relâché près de cinq heures après son interpellation. Il est 11 h 30. Il appelle son journal, ses avocats et arrive à Libération, pâle, choqué, fatigué, outré, avec la trace des menottes au poignet encore visible.

Quel est l'objet du délit ? Une affaire de diffamation. L'article 42 de la loi sur la presse du 29 juillet 1881 stipule que le directeur de publication d'un journal - M. de Filippis à l'époque - est "l'auteur principal" du délit de diffamation publique envers un particulier, le journaliste auteur du papier incriminé n'étant que "complice".

Ce n'est pas la première fois que le fondateur de Free, M. Niel, porte plainte contre Libération. Il l'a fait pour des articles de Renaud Lecadre relatant les démêlés judiciaires de l'homme d'affaires. A chaque fois, le plaignant et ses sociétés ont été déboutés, pour "procédures abusives", et condamnés à verser des dommages et intérêts, explique Emmanuel Soussen, l'un des avocats de Libération.

Début 2007, M. Niel a déposé une nouvelle plainte. Elle vise le commentaire d'un internaute publié sur le site de Libération, sous un article titré "Deux ans avec sursis pour le patron de Free". Publié dans Libération le 27 octobre 2006, cet article mentionnait la condamnation de M. Niel, par le tribunal correctionnel de Paris, pour "recel d'abus de biens sociaux" dans une affaire liée à des faits de proxénétisme entre 1992 et 2004.

Des juristes avancent : "Il n'est pas acquis qu'un directeur de publication soit responsable des commentaires des internautes." "C'est la stupeur", confiait vendredi Fabrice Rousselot, directeur adjoint de la rédaction. Lorsqu'il était responsable du site, il se souvient avoir vu débarquer les huissiers il y a un an et demi. "Je necomprends pas un tel acharnement."

Initialement confiée à la juge Emmanuelle Ducos, cette affaire a été transmise en mai à la juge Muriel Josié. Cette dernière a, selon M. de Filippis, fait procéder à des vérifications de son domicile, alors que son adresse, celle du journal et de ses avocats, sont dans l'annuaire et dans le dossier...

"Je suis l'avocat de Libération depuis 1975 et c'est la première fois que je vois un directeur de publication faire l'objet d'une interpellation et d'un mandat d'amener", a constaté Me Jean-Paul Lévy. "Il suffisait d'envoyer une convocation par courrier au siège de Libération ou de nous appeler pour convenir d'un rendez-vous : cela n'a pas été fait", ajoute-t-il. "C'est invraisemblable et inacceptable, si on permet des perquisitions et des interpellations de cette nature, on contourne la loi", ajoute Me Yves Baudelot, avocat du Monde. D'autant plus qu'il s'agit d'un délit qui n'est pas passible de prison.

La Société civile des personnels de Libération (SCPL, actionnaire du journal) dénonce, dans un communiqué, "des méthodes judiciaires intolérables" et"inadmissibles". La SCPL demande "qu'une enquête soit ouverte sans délais sur ces méthodes".

"C'est l'aboutissement d'un climat délétère, au moment où se tiennent les états généraux de la presse", regrette Jean-Michel Dumay, président du Forum des sociétés de journalistes. " On se demande dans quel pays on vit", dit M. de Filippis.

Pascale Santi
Article paru dans l'édition du 30.11.08
 
 
 
Le secret des sources est mal garanti en France
LE MONDE | 29.11.08 | 13h09

La protection des sources d'information est de plus en plus remise en cause en France, si l'on en croit la multiplication des interventions judiciaires et policières au cours des derniers mois.

Un journaliste de la rédaction de La Nouvelle République du Centre-Ouest (NRCO) à Poitiers a été mis en examen, le 17 novembre, pour violation du secret de l'instruction concernant une affaire de droit commun. Cette décision est "une entrave au principe même de travail d'investigation", a jugé l'association Reporters sans frontières (RSF) dans un communiqué.

Des perquisitions ont été menées fin septembre dans les locaux de ce quotidien régional, la NRCO, et de Centre Presse. Le syndicat national des journalistes CGT (SNJ-CGT) avait alors estimé qu'il s'agissait d'une "provocation programmée pour faire pression sur les rédactions".

UN PROJET DE LOI

En juillet, un journaliste d'Auto Plus avait été placé en garde à vue après la publication de photos d'un nouveau modèle de voiture. Un juge s'était aussi présenté auCanard enchaîné. Des journalistes de France 3 et du Midi libre avaient été convoqués par la police judiciaire. Guillaume Dasquié, journaliste indépendant, a été placé en garde à vue. "Le secret des sources n'est pas suffisamment garanti en France", indiquait RSF dans un rapport publié au début de 2008.

Un projet de loi sur la protection du secret des sources des journalistes est en cours d'examen. Le groupe socialiste du Sénat a exprimé, début novembre, son opposition à ce projet de loi, jugeant ses "formulations volontairement floues qui permettent, à chacun des articles de ce texte, de porter en réalité atteinte à un secret des sources qu'on déclare garantir", a estimé le groupe dans un communiqué.

RSF s'est inquiété du nombre de journalistes poursuivis dans le cadre de leur travail en France. "La France détient depuis deux ans le record européen en nombre d'interventions policières ou judiciaires liées au secret des sources, avec cinq perquisitions, deux mises en examen et quatre convocations de journalistes", s'indignait, à la mi-octobre, RSF qui classe la France au 35e rang des pays ayant une presse libre.

Pascale Santi
Article paru dans l'édition du 30.11.08