dimanche 8 juillet 2007

Xavier Darcos et l'affaire du film "4 mois, 3 semaines, 2 jours" de Cristian Mungiu


Xavier Darcos vient de s’illustrer dans une affaire liée à la Palme d'or de Cannes/Prix de l'éducation nationale "4 mois, 3 semaines, 2 jours" de Cristian Mungiu

Sous la pression des lobbys anti-avortement, le ministre a voulu en effet empêcher l'édition par le CRDP de Nice dans la collection nationale "à-propos", décision qu'il vient de suspendre samedi 7 juillet (et non d'annuler), la mayonnaise médiatique étant en train de monter très vite depuis vendredi dernier.
Un article est à paraître dans L'Humanité du lundi 9 juillet.
Voici les deux dépêches AFP relatives à cette histoire de censure, ainsi qu’une critique du film parue dans l’US, magazine du syndicat SNES-FSU

Prix de l'Education: le ministère refuse d'éditer le film primé à Cannes
Dépêche (AFP) - 06/07/2007 22h14

Le ministère de l'Education a refusé d'éditer à destination des collégiens et lycéens des DVD du film "4 mois, 3 semaines, 2 jours", Palme d'Or à Cannes et lauréat du Prix de l'Education, le jugeant trop "dur", mais des réalisateurs dénonçent vendredi des "pressions d'associations anti-avortement".
Signé par Cristian Mungiu, "4 mois, 3 semaines, 2 jours", un drame puissant et cru sur les avortements clandestins dans la Roumanie de Ceausescu, a aussi reçu le prix de la critique au dernier Festival de Cannes.
Selon la Société des réalisateurs de films (SRF), le ministre de l’Education nationale Xavier Darcos a décidé d'"interdire la fabrication et la diffusion du DVD-Rom" du film en milieu scolaire "à la suite de pressions d’associations anti-avortement".
Décerné le 27 mai par un jury présidé par la comédienne Bernadette Lafont et composé de six enseignants et deux étudiants, le Prix de l'Education nationale récompense, depuis 2003, à un film en sélection officielle à Cannes, choisi pour ses qualités artistiques et son intérêt pédagogique.
Celui-ci bénéficie alors de la création et de la diffusion en milieu scolaire d’un DVD-rom pédagogique édité à 1.500 exemplaires, ce qui ne sera pas le cas cette année pour "4 mois, 3 semaines, 2 jours".
Interrogé par l'AFP, Nicolas Boudot, conseiller technique au cabinet de M. Darcos, a confirmé une décision prise au ministère "après le visionnage du film, huit jours après la remise du prix, par une vingtaine de membres du cabinet", a-t-il dit, justifiant celle-ci par la "dureté" de l'oeuvre.
"Nous avons jugé les images dures" a affirmé M. Boudot, "le film est potentiellement choquant et destabilisant pour des élèves ayant entre 11 et 18 ans". "Nous ne voulons pas que des élèves puissent être troublés par un film produit par l'Education nationale", a-t-il ajouté, réfutant toute pression extérieure.
Dans un courrier daté du 2 juillet dont l'AFP a obtenu copie, le directeur du cabinet du ministre, Philippe Court, invoque "le principe de précaution", ne jugeant "pas souhaitable" la diffusion du film "dans les classes, par le réseau des centres régionaux de documentation pédagogique".
La lettre, adressée à Christine Juppé-Leblond, inspectrice générale en charge du cinéma et de l'audiovisuel, invite celle-ci à veiller à ce que le jury récompense, à l'avenir, des films adaptés "à une diffusion auprès de l'ensemble des élèves de collèges et de lycées".
Un avis qui fait débat au ministère, où certains estiment au contraire que le film "ne présente aucun risque pour le public adolescent" qu'il invite à une "prise de conscience sur un sujet qui peut et doit être abordé sans détour".
Fin mai, l'association anti-avortement Choisir la vie avait dénoncé, dans un communiqué intitulé "La culture de mort récompensée à Cannes" une "véritable propagande pro-avortement et un danger pour les enfants scolarisés". L'association affirmait son "opposition ferme à voir diffuser un tel film dans les établissements scolaires français".
Le premier Prix de l'éducation était allé en 2003 à "Elephant" de Gus Van Sant, et l'avant-dernier, en 2006 à "Marie-Antoinette" de Sofia Coppola.

Xavier Darcos suspend sa décision de ne pas éditer des DVD de la Palme d’Or
Dépêche (AFP) - 07/07/2007 11h23
Le ministre de l'Education nationale Xavier Darcos a décidé de "suspendre" sa décision de ne pas faire éditer pour les collégiens et lycéens des DVD du film roumain "4 mois, 3 semaines, 2 jours", Palme d'Or à Cannes et lauréat du Prix de l'Education, a annoncé samedi le ministère.
La Société des réalisateurs de films (SRF) avait dénoncé vendredi des "pressions d'associations anti-avortement" pour ne pas diffuser ce film de Cristian Mungiu, qui évoque les avortements clandestins dans la Roumanie de Ceausescu.
"Le ministre a décidé de suspendre toute décision" et doit rencontrer "dès le début de la semaine" la SRF ainsi que des membres du jury du Prix de l'Education, a fait savoir samedi le ministère.
M. Darcos va également demander l'avis de la Commission nationale de classification et prendra sa décision à l'issue de ces consultations, a-t-on ajouté de même source.



Une école de responsabilité
www.snes.edu/usencour/us.html (US Mag juin 2007, SNES-FSU)


Roumanie, 1987. Le pays est encore sous le joug de Ceaucescu et de sa politique nataliste effrénée, qui a criminalisé l’avortement depuis 1966. 4 mois, 3 semaines et 2 jours racontent les épreuves traversées par deux étudiantes, Gabita et Otilia, pour organiser l’avortement clandestin de Gabita. Que le film de Cristian Mungiu ait reçu à la fois la Palme d’Or et le prix de l’Éducation ne manque pas d’intriguer : est-il réussi parce qu’il éduque, ou éduque-t-il parce qu’il est réussi ? Certains bloggers à la vertu outragée n’ont pas pris le temps de se poser la question. À peine la nouvelle annoncée, ils se sont indignés, sans en connaître une seule image, qu’on trouve une valeur éducative à un film « sur » l’avortement. L’auraient-ils vu qu’ils auraient vite ravalé leurs cris, car il est évident dès les premières minutes que 4 mois... n’évite pas plus son sujet qu’il ne s’y laisse réduire, et construit pour cette raison une riche et complexe expérience de spectateur.

La première partie reste longtemps indéchiffrable, n’exposant qu’un visible lacunaire : préparatifs d’un étrange voyage, omniprésence des petites transactions, infatigables trajets urbains d’Otilia pour réaliser un plan énigmatique. La structure se resserre peu à peu jusqu’à la longue et éprouvante scène centrale ; puis la tension ne se relâche que pour mener vers une douleur plus brutale, plus profonde.
A la fin seulement tous les indices (les chatons, les allergies, le savon) ont pris leur sens, mais il faut remonter mentalement le chemin pour le reconstituer. Pour s’apercevoir que le titre, arrivant au générique de fin, résout une question abandonnée, comme la ruine d’un suspense éphémère. De combien de mois Gabita était-elle donc enceinte ? Quatre mois, trois semaines et deux jours, exactement. Comme d’autres films roumains dont nous avons parlé ici (La mort de Dante Lazarescu, 12 h 08 à l’Est de Bucarest), 4 mois... rappelle que le cinéma est l’oxygène des sociétés qui ont longtemps étouffé. Lorsque revient l’accès aux images, même difficile, l’urgence est d’explorer le secret, l’interdit, tout ce qui a fait la souffrance passée. Mungiu, qui avait vingt ans à l’époque où des femmes avortaient encore clandestinement en Roumanie, dans une démarche de résistance à l’oppression qui excluait le questionnement moral, constate que ses souvenirs sont aussi ceux des autres ; évoquer son passé, c’est travailler à la construction d’une mémoire nationale, celle que les totalitarismes défigurent ou atrophient.

Si le cinéma s’impose comme le moyen d’expression le plus indiqué, c’est que la situation même exige toutes les ressources des personnages filmiques. Organiser un acte interdit dans un contexte entièrement hostile, c’est entretenir un certain rapport au corps (savoir jusqu’où on peut et veut disposer du sien), à la gestualité (comment effectuer les gestes efficaces dans un cadre contraint), à la parole (négociations incessantes), à la sociabilité (on ne peut pas avorter sans des amis fidèles), à la temporalité (chaque étape dépassée de la grossesse est un deadline dramatique), à l’espace (il faut explorer les tréfonds de la ville, en maîtriser les espaces les plus sinistres et anonymes). Parce que le propos ne prend forme que par le langage du cinéma, l’image se dérobe à tout plaidoyer.
La seule chose que le film dise clairement, c’est que dans un pays où règne la violence sociale, les femmes sont celles qui la subissent le plus durement. Il dit aussi que le vivant s’entête dans les histoires de mort, que l’amitié, l’espoir, la faim ont la vie dure, que les cauchemars se terminent et que leur fin elle- même peut être cauchemardesque.
Mais c’est tout : le cinéaste ne s’engage pas au-delà de ses propres doutes, et le film est en ce sens pour le spectateur une école de responsabilité. Sans doute est-ce beaucoup exiger de lycéens que de répondre à la demande qui leur est ainsi faite, et l’accompagnement est nécessaire.
Un risque sera de crier au chef-d’œuvre, éternel prétexte des critiques pour éviter la chair brûlante des films. Mais 4 mois..., c’est son intelligence, ne fait pas plus la propagande du cinéma que celle de l’avortement, et il nous faut entrer dans ses équilibres savants avec patience et discrétion. Noter par exemple que le plan-séquence, parce qu’il installe un régime théâtral où les acteurs sont aux commandes, et atteste ainsi l’harmonie qui règne entre cinéaste et comédiens, condamne par sa forme même un régime fondé sur la défiance.
Montrer comment, analyse des jeux d’acteur à l’appui, l’horreur naît de la proximité du médical et du sexuel. Remarquer la voix obscènement douce de l’avorteur après le « paiement », la façon dont il transforme la technicité de son discours et de ses gestes en un instrument d’oppression. Analyser la symétrie entre la scène centrale et celle du repas d’anniversaire, ou encore l’espace blafard des salles de bains, refuges mitoyens des lieux de torture physique et morale.
Expliquer pourquoi le film de Mungiu réalise si obstinément son projet politique en termes esthétiques ne sera pas facile. Mais cette ténacité est ce qui fait son courage, ce qui résiste en lui à tous les procès, et lui donne, par-delà toute idéologie, son statut exemplaire.

Jacqueline Nacache

• 4 mois, 3 semaines et 2 jours (4 luni, 3 saptamini si 2 zile), Roumanie, 2007, 1 h 48. Réal. : Cristian Mungiu. Sortie : 29 août 2007. Documentation, http://www.crdp-nice.net/ cannes 2007/film_4_mois.html

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