samedi 21 juillet 2007

Lectures d'été

TRIBUNE


Bernard Auroux est professeur de mathématiques au lycée Jean Vilar de Plaisir (78)


Tout petit pâtre errant d’incertains pâturages culturels, qui m’ont mené d’études classiques en mathématiques à la littérature et au théâtre, fascinante scène durant plus de quinze ans tout de même, sans négliger la belle et harmonieuse pratique du sport athlétique, j’ai eu le toupet autant que l’idée d’entreprendre il y a quelques années de solides, bien compactes et très régulières lectures successives de substantiels philosophes : Kant (La critique de la raison pure), Hegel (Phénoménologie de l’Esprit), Nietzsche (Par delà bien et mal, Naissance de la tragédie, Le gai savoir, Ecce Homo), Bergson (Matière et mémoire), Husserl (Die Krisis, titre aisément traduisible même pour les non germanistes) et Heidegger (Chemins qui ne mènent nulle part, le titre, qui m’a immédiatement séduit, est la meilleure preuve du sens de l’autodérision des philosophes eux-mêmes). 2007 était l’année Sartre, et ce qui suit consiste en deux commentaires adressés à une amie, Claudine, l’un s’efforçant de lui « résumer » le formidable essai, et l’autre revenant quelques instants sur la fine question de Claudine sur le thème de La mauvaise foi (chez Sartre). J’y ajoute certaines de mes impressions sur d’autres aspects plus mineurs peut-être de l’œuvre.


Quelques remarques sur L’être et le néant

Photographie de Brassaï (1899-1984) Sartre, café de Flore (1944)

Historiquement, Kant distingue essentiellement les énigmatiques noumènes, qui relèvent de l’inconnaissable par la raison, et les phénomènes, éléments de perception humaine et seules sources possibles de connaissance empirique. Au milieu du XXe siècle, en réutilisant une terminologie due à Hegel je pense, Sartre considère deux figures, l’en-soi, sorte de réalité ontologique opaque, et le pour-soi, tout à la fois négation ( il dit « néantisation ») et recherche quasi perpétuelle ( il utilise le terme de « poursuite » ) de cet en-soi. La complexité vient, entre autres choses, du fait qu’il ne s’agit pas deux entités séparées clairement, comme on aimerait sans doute, car le pour-soi, qui s'affirme par la conscience ( il y a bien plus qu’une intimité entre le pour-soi et la conscience, l’une est comme « l’interface » de l’autre, mais ici l’expression est de moi ! ) est à la fois néantisation de et RAPPORT à l’en-soi. D’où cette sorte de relation « poursuivant-poursuivi », là c’est Sartre qui parle, entre ces deux figures décisives de l’existentialisme. D’où le faisceau incessant de jeux ( ?) réfléchis entre les figures et, surtout, au sein de la galaxie (encore moi) conscience/pour-soi. D’où la mise en exergue du pour-soi qui, lui seul, se veut action, se fait action, fait que, selon la formule célébrissime « l’existence précède l’essence ». Et je passe sur le pour-autrui, dont on sait quel enfer il représente, parfois.
Voilà, pour l’impudence à tenter de « résumer », même à ma façon très cavalière, une telle œuvre ! L’essentiel, pour moi ( sic), est d’avoir osé affronter pareil « monstre », avec beaucoup de parties « démonstratives » un peu vite lues, et bien des difficultés certes. Mais aussi avec un évident intérêt, à tel point que quand j’ai eu fini le livre j’ai ressenti ce manque (image du néant sartrien donc) que l’on éprouve habituellement quand on a vécu un moment important de sa vie, ne fut-ce qu’un moment culturel. Je termine en notant qu’il faut reconnaître à Sartre, malgré ou à cause de l’exigence de son livre, des qualités pédagogiques au moins par l’utilisation de très nombreux exemples, souvent tirés du commun : les spécialistes renâclent peut-être sur la valeur significative de tels exemples, néanmoins je n’ai pas le souvenir d’un philosophe (allemand en particulier) qui fasse preuve d’autant d’attention à l’abondance des dits exemples. L’écrivain « de fiction » resurgit d’ailleurs à ces occasions et certains exemples sont manifestement traités sur le mode de la nouvelle ou du roman policier.


Sur la mauvaise foi


Sartre illustre les conduites de la mauvaise foi par de nombreux exemples, dont les deux suivants : Celui de la femme, à son premier rendez-vous avec un homme (premier tout court, ou premier avec cet homme, on ne sait), qui feint de ne pas envisager les intentions (sexuelles) de l’autre, tout en conservant l’idée de désir dans sa démarche. Elle n’accepte (en elle-même, et socialement) que les seules manifestations de respect, d’admiration ou d’estime, mais se refuse à prendre en compte les aspects les plus crus du désir (les siens inclus ?). Sartre y voit non seulement une espèce de divorce corps/âme (expression que JE trouve un peu vieillotte et inattendue chez Sartre), une reconnaissance du désir « transcendée » (mais il ne faut pas interpréter ce concept en termes de morale) et une démarche qui tend à désarmer les conduites (ultérieures ?) de l’homme (on peut déjà s’interroger sur la cohérence du projet « amoureux »). Mais surtout, philosophiquement, en agissant ainsi la femme réduit les conduites de l’homme à « n’être que ce qu’elles sont, c’est à dire à exister SUR le mode de l’en-soi », pure fiction que chacun peut comprendre (même Arsinoé, surtout elle, là c’est moi qui cause). Sartre dit carrément, mais clairement (me semble-t-il), qu’elle « jouit de son désir en le saisissant comme n’étant pas ce qu’il est ».
Un autre exemple est en effet celui du garçon de café (puisque s'en souvenait Claudine) qui par sa gestuelle parfois très convenue ou même exagérée (comme n’importe qui a pu l’observer), joue à « être garçon de café ». Pour Sartre, le pauvre garçon, sans le savoir (non le fait qu’il joue, j’espère pour lui, mais ce qu’il advient de lui dans l’expression sartrienne), se place, lui aussi, « SUR le mode de l’être-en-soi, c’est à dire d’être ce qu’il n’est pas ». Quitte à simplifier (comment faire autrement ?), rappelons qu’on ne peut EXISTER (selon Sartre) sur le mode de l’en-soi, mais qu’une telle tentative (d’exister) ne s’inscrit QUE dans le projet du pour-soi.
Signalons en bref d’autres exemples (j’ai déjà complimenté le Philosophe sur sa floraison d’exemples), le soldat, l’ami (!!), certaines visions (!) de « l’amour » ( platonicien, cosmique etc. et il cite Chardonne, Sarment et Lawrence), la Suzanne de Figaro, la coquette (ah oui !) et un type d’homosexuel (des années 1930, pas celui de la gay-pride).
En conclusion, toujours provisoire, Sartre présente la mauvaise foi comme la menace immédiate et permanente de tout projet humain, mais j’ai l’impression qu’il ne se fait guère d’illusions, déclinant à un moment l’intimité des liens entre sincérité et mauvaise foi (aurait-il lu La Rochefoucauld ?).
J’en profite pour dire qu’il y a quelques formulations intéressantes à propos de l’amour, et que j’ai apprécié sa critique de Proust (qu’il admire et auquel il se réfère souvent !) quant au point de la jalousie en amour (auquel le grand Marcel accorde une priorité que j’ai toujours trouvée fâcheuse, l’une des vraies rares faiblesses dans son œuvre pour moi), et bien sûr quant à la naïveté du « positivisme » proustien qui date d’une autre époque (qui n’a souri en lisant l’imperturbable discours pseudo-scientifique, heureusement agrémenté d’images poétiques, qui mène des fleurs et des abeilles, je crois, jusqu’à Monsieur de Charlus ?). Autre critique, même si elle s’avère nuancée, sur la psychanalyse (relativement récente à la parution de son livre), dont il approuve la méthode d’investigation (il propose d’ailleurs à la fin de son essai de chercher à mieux définir et développer ce qu’il nomme la Psychanalyse Existentielle) mais dont il dénonce les prétentions liées à ses principes.

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