Choses (électorales) vues par un assesseur

Les quatre dimanches électoraux de 2007 aidant, deux interrogations ont surgi dans mon esprit entre les allées et venues (et les non-venues) des électeurs. L’une est affaire de cadre, l’autre pose une question plus intime de… décadrage, voire de désordre psychique de l’électeur.

1. Nous sommes désormais habitués à signer dans la liste d’émargement des électeurs en apposant notre griffe à l’intérieur d’une fenêtre découpée dans une réglette de plastique.

D’où vient cette réglette, pourquoi a-t-elle été ajoutée au matériel électoral ? Afin de limiter l’angoisse de l’assesseur à l’instant de la signature – puisque, le moment du dépouillement venu, le nombre d’émargements du jour doit correspondre à l’unité près au nombre d’enveloppes dans l’urne ?

Or, parmi la liasse de documents à disposition du président d’un bureau de vote (au fait, pourquoi pas un seul vade-mecum synthétisant les opérations électorales, dûment estampillé par toutes les autorités ministérielles et municipales, au lieu des multiples guides actuels ?), figure un « Mémento pratique à l’usage des organisateurs des scrutins et de tous les citoyens concernés », intitulé Accessibilité du processus électoral aux personnes handicapées et signé par le ministère de la Santé et des Solidarités.

On y lit notamment ceci : « Pour permettre aux personnes aveugles ou malvoyantes d’apposer leur signature à l’emplacement prévu à cet effet sur les feuilles d’émargement, un guide signature à couleur contrastée (fenêtre sur une petite règle plastifiée) peut être très utile. » Au même titre que la pratique (nouvelle dans certaines communes en 2007) consistant à poser l’urne sur un banc d’école et non plus sur une table : « les personnes en position assise » ou « de petite taille » peuvent désormais, grâce à cette mesure simple, plus facilement voter ou… présider un bureau de vote.

Ainsi le souci du taux d’adrénaline des présidents et de leurs assesseurs n’est pas à l’origine de ladite réglette, mais bien la volonté politique de « faciliter l’exercice du droit de vote ». Ce qui, par surcroît, a eu comme bénéfice second de limiter le risque d’erreurs de signatures dans les listes d’émargement.

De cet épisode de la réglette, une leçon politique : une mesure « catégorielle », particulière car destinée à un nombre limité de personnes, peut très bien être utile à tous, bref d’intérêt général. Encore un exemple où la pensée dialectique et systémique se révèle plus fructueuse que les oppositions binaires et pétrifiées – ceci pour dire que la conception républicaine du citoyen comme entité abstraite et universelle (depuis la Révolution française) et la prise en compte de la diversité des personnes ne sont plus forcément aujourd’hui antinomiques.

Le vote au village, lithographie de 1848

2. Tous les présidents et assesseurs vous le confirmeront : un nombre anormalement élevé
d’électeurs ou d’électrices, une fois rentrés dans leur bureau de vote, sont tout à coup décontenancés, ne savent plus que faire, multiplient les erreurs de procédure – et ce, quelle que soit l’ancienneté de leur expérience électorale qui, pour le coup, semble ne servir de rien. Même un assesseur aguerri, dès l’instant où il change de rôle et va voter au bureau où il est inscrit, est soumis à pareil flottement – je parle… d’expérience.

Symptôme le plus courant : l’électeur-trice se précipite pour signer la liste d’émargement avant de déposer son bulletin dans l’urne, inversant ainsi le rituel codifié, ou veut récupérer ses papiers avant de signer. Ou encore : l’électeur tend son enveloppe/bulletin au président du bureau mais agrippe sa pièce d’identité et sa carte électorale. Moins fréquent : l’électeur oublie de prendre des bulletins de vote ou de passer dans l’isoloir et s’intègre de suite à la queue devant l’urne.

Que révèlent ces actes manqués en série ? Qu’est-ce qui se joue dans ces quelques instants de bégaiement ou d’inversion des gestes ? Quel secret se dit en se cachant ?

Notons d’abord que le bureau de vote, pour la majorité des électeurs (en ville), est une école primaire, dont un préau, une cantine, une salle de jeux est changé-e le temps d’un dimanche en théâtre démocratique, où les leçons d’éducation civique d’hier sont censées trouver leur application citoyenne. Bref, aller voter, c’est d’abord retourner à l’école, faire l’expérience d’une régression en replongeant dans son passé d’élève. D’où la crainte de ne pas faire ce qu’il faut ou ce qu’on attend de vous, surtout quand la personne en face de soi a le titre de « président-e » du bureau de vote et incarne donc une figure éloquente du surmoi. Et d’où une propension à justement faire ce qu’il ne faut pas…

Deuxième évidence : l’électeur doit accomplir un circuit dans le bureau de vote qui obéit à une dramaturgie très précise en trois temps – depuis un siècle à peine. D’abord il montre sa carte d’électeur aux agents municipaux à l’entrée, qui lui remettent une enveloppe anonyme et « opaque » (loi du 29 juillet 1913 « sur le secret et la liberté du vote ainsi que la sincérité des opérations électorales »), puis prend un exemplaire des bulletins de vote ; deuxième temps, il « doit se rendre isolément dans la partie de la salle aménagée pour le soustraire aux regards pendant qu’il met son bulletin dans l’enveloppe » (ibid.) ; enfin, une fois sorti de l’isoloir, il remet au président sa pièce d’identité avec photo et sa carte électorale, le président énonce à haute voix son numéro d’électeur tout en vérifiant visuellement son identité, l’assesseur lit le nom et les prénoms inscrits sur la liste d’émargement en face de ce numéro, le président débloque la fente de l’urne où l’électeur introduit lui-même son enveloppe, avant de signer la liste d’émargement et de récupérer ses papiers in extremis.

Qui ne voit qu’il s’agit ici d’un rituel parfaitement angoissant de dépossession/repossession de soi ? La vérification initiale du droit de voter dans le bureau se fait en excipant une carte électorale dépourvue de toute photo, comme si l’électeur avait perdu la tête ou figure humaine ; puis le passage par l’isoloir parachève le découpage du corps et la négation de l’esprit, seuls les membres inférieurs demeurant visibles. Moment de fragmentation physique, donc, de solitude absolue, d’anonymat, de déperdition d’identité, au moment même où il s’agit (sauf cas de référendum) de choisir l’identité individuelle d’un candidat ou collective d’une liste. D’où le trouble, la sensation de vide intérieur qui saisit maints d’entre nous lors de l’élection d’un bulletin au détriment des autres : qui n’a jamais rouvert le rabat de l’enveloppe pour vérifier qu’il ne s’était pas trompé en y glissant le-s bulletin-s choisi-s ?

Vient ensuite le retour à soi, à son être légal avec les formalités publiques devant l’urne transparente. Mais la reconstruction de l’identité ne va pas de soi. Sa vérification par le président du bureau, photo indispensable à l’appui, cette fois, est-elle si éloignée d’un contrôle policier d’identité ? N’y a-t-il pas, dans la posture d’un président (ou de quiconque le remplace de temps à autre, parmi ses assesseurs), une part de plaisir voyeuriste à accéder à l’intimité de plusieurs centaines de personnes par le biais des renseignements fournis par leurs papiers ?

L’électeur, au moment de reprendre publiquement possession de son identité, a en fait de quoi être troublé : l’énoncé de son nom de famille à voix haute, plus ou moins écorché (énoncé souvent ponctué d’une réassurance verbale par l’électeur : « En personne ! », « Lui-même ! », « C’est lui ! » ou « C’est [bien] moi ! »), voire, pour une femme, de son nom marital avec les souffrances qui peuvent s’y attacher, en cas de divorce ou de veuvage ; la mise à nu d’une kyrielle de prénoms, l’un d’eux parfois secrètement détesté, et où gît en sourdine toute une histoire familiale ; l’effroi dominical devant l’urne sacrée, totem ou tabernacle laïque ; l’émoi de devoir introduire soi-même son bulletin dans la fente de l’urne, geste quasi sexuel – certains posent leur enveloppe sur le rebord de la fente, laissant au président le soin de la faire glisser mécaniquement dans l’urne en actionnant le levier ; et, pour finir, le président proclame : « A voté ! », sans sujet exprimé, alors que le sujet électeur vient de s’exprimer.

Oui, il y a vraiment de quoi vivre un moment de malaise quand toute une part de refoulé s’exhibe ainsi et de manière aussi publique. Et donc tout est réuni pour perturber le geste électoral, faire manquer l’acte de voter, intervertir bulletin de vote nominal, pièce d’identité et signature – notons à ce sujet le trouble de dédoublement qui saisit les femmes mariées, entre l’énoncé de leur nom de jeune fille et leur signature avec leur nom marital.

Rituel d'une dépossession suivie d'une re(con)naissance, la dramaturgie électorale se révèle être le théâtre d'une initiation autour de la question de l'identité, du secret de l'origine (du nom, de la famille) et de la naissance, où se mêlent l'intime et la chose publique, le passé de l'individu et l'avenir collectif qui sortira des urnes.

carte d'électeur de Cambacérès 1822

1848

Avec effectivement une suite de paradoxes : le vote est à la fois vécu comme une régression infantile et comme l'affirmation d'avoir l'âge de la majorité civile pour participer à l'élection d'une majorité politique.

Voter consiste aussi à prendre la parole, à donner sa voix sans donner de la voix, à perdre (provisoirement) son identité, son nom, son corps dans l’intimité de l’isoloir pour mieux faire partie du corps électoral et donner vie politique et publique au nom d’un autre qui reste néanmoins tu, caché dans une enveloppe.

Finalement, même en votant soi-même, chacun donne procuration à l’élu de son choix pour agir et parler en son nom. Mais ce transfert sous l’égide du secret, ce détachement de soi au profit d’un autre s’opèrent au prix de traumatismes – le prix à payer pour faire (re)naître la démocratie représentative lors de chaque scrutin. 2007

Gilles Gony, assesseur et (bil)blogueur à ses heures