Il y a deux mois à peine, le studio Sarkozy tournait le dernier épisode de "Desperate Housewifes à l'Elysée". Comme dans tout feuilleton télévisé, il y a un moment, cruel, où il faut bien faire disparaître l'un des personnages pour relancer le scénario. En l'occurrence, ce fut Cécilia, l'héroïne, qui en fit les frais. Avec ses humeurs, ses coups de coeur et ses états d'âme, elle occupait l'écran depuis des années ; elle en est sortie du jour au lendemain.
Après quelques semaines de tâtonnements et de bouts d'essai, le même studio vient de lancer une nouvelle série, "Plus belle la vie à l'Elysée". Le décor est le même, le personnage principal aussi puisqu'il s'agit du président de la République. Mais à son côté, Carla a remplacé Cécilia. Ensemble, ils sont allés passer un week-end de rêve à Disneyland. Hier, ils promenaient leur idylle dans les jardins centenaires du château de Versailles ; demain, peut-être, sur les rives millénaires de l'Egypte. Pour l'instant, tout va bien. La suite au prochain épisode...
L'on pourrait, comme le fait d'ailleurs la presse étrangère, continuer à ironiser longtemps sur la saga clinquante mise en scène par Nicolas Sarkozy depuis le 6 mai, de la soirée d'élection au Fouquet's jusqu'aux vacances de nouveau riche aux Etats-Unis, depuis la retraite inaugurale sur le yacht de Vincent Bolloré jusqu'à l'augmentation de salaire de 170 % exigée du Parlement, depuis l'entrée triomphante dans le palais présidentiel avec femme et enfants, jusqu'au divorce au sommet annoncé voilà deux mois.
Sans oublier le coup d'éclat permanent, selon la jolie formule de François Hollande : libération des infirmières bulgares ou de l'équipage de L'Arche de Zoé, meeting matinal avec les cheminots en colère ou virile empoignade avec les marins-pêcheurs. Et quelques épisodes moins glorieux comme les palinodies russes ou les humiliations libyennes.
Avec un indéniable sens du spectacle, le chef de l'Etat a donc multiplié les épisodes et les rebondissements, utilisé les ressorts classiques du pouvoir, de l'argent et du sexe et s'est réservé le rôle du héros au grand coeur.
Le seul problème est que nous ne sommes pas dans une série télévisée. Pas davantage dans l'univers artificiel du show-biz ou dans celui de pacotille de la Star'Ac. Mais bien dans la réalité, au sommet de la République française, à la tête de la septième puissance mondiale. Or en quelques mois, Nicolas Sarkozy a transformé la fonction présidentielle plus sûrement que tous ses prédécesseurs et toutes les révisions constitutionnelles depuis près d'un demi-siècle. Il en a fait exploser l'image, la pratique et les valeurs.
L'image (comme le verbe d'ailleurs) se voulait rare, distancée, le plus souvent solennelle, parfois hautaine, voire hiératique. Toujours pénétrée de la différence et de la distinction présidentielles, nimbée des mystères du pouvoir. Elle est devenue permanente, démonstrative, mobile, décoincée, "nature" en quelque sorte, transparente jusqu'à la trivialité, familière jusqu'à la vulgarité, dans une proximité ostensible et volontiers surjouée avec le commun des citoyens.
Dans l'exercice du pouvoir également, tout concourt à abolir les distances : voilà un président qui gouverne comme un chef d'entreprise, sans craindre de rabaisser ses ministres au rang de collaborateurs ou d'exécutants. Qui ne fait plus mine d'arbitrer mais décide et tranche de tout et sur tout. Qui ne s'abrite plus derrière son équipe mais au contraire s'engage et s'expose jusqu'à l'exhibition. Qui manie enfin l'émotion, la compassion et l'empathie sans craindre d'y perdre sa dignité.
Quant aux valeurs, elles ont été blackboulées. A commencer par la modestie ou l'austérité républicaines dont le général de Gaulle avait imposé la discipline et dont ses successeurs ne s'étaient écartés, peu ou prou, que comme embarrassés et en catimini. Rien de tel chez Nicolas Sarkozy, qui n'entend se priver d'aucun des avantages offerts par la fonction et les assume avec d'autant plus d'appétit qu'ils les vit comme les signes extérieurs de sa réussite.
AU DIABLE HUGO, VIVE MICKEY !
De même, la frontière protectrice entre vie publique et vie privée a été effacée sans hésitation au profit de cet extravagant mélange des genres où joies et peines présidentielles sont livrées en pâture au bon peuple. Au point d'apparaître, au fil des épisodes, comme d'opportunes manoeuvres de diversion : ce fut le cas avec le divorce présidentiel annoncé le 18 octobre, le jour où commençait la grève dans les transports en commun ; et à nouveau avec la mise en scène de sa liaison avec Carla Bruni au lendemain du calamiteux séjour à Paris du président libyen.
On ajoutera enfin, au risque de paraître dangereusement guindé, que le choix par le chef de l'Etat de Disneyland pour afficher sa nouvelle "love affair" frise la provocation. Comme une manière de lancer à tous les donneurs de leçons parisiens : au diable les lourdeurs compassées de la culture française - d'ailleurs donnée pour morte par le magazine Time - et vive les paradis populaires du décor hollywoodien ! Au diable Victor Hugo et vive Mickey !
Tout cela, bien sûr, au nom d'une modernité, d'une efficacité et d'une sincérité affranchies des codes et rites désuets du pouvoir. Reste à évaluer si ce feuilleton présidentiel conduit à l'effacement du politique et si ce "style Sarko" désacralise la fonction au point de l'abaisser. A première vue, la réponse est non. Le président de la République a mis la même énergie à agir qu'à se montrer. Il a fait preuve de la même détermination à appliquer son programme et à réformer la France qu'à faire le beau. Sans gêne dans sa vie privée, il ne l'a pas été davantage pour bousculer les principes, les règles - les tabous, dirait-il - qui façonnent la France depuis des décennies.
Mais c'est au prix d'une redoutable inversion des valeurs. Transformer les citoyens en spectateurs du "Sarko Show" les dispense d'autant mieux d'être acteurs de la vie publique. Réduire la fonction de représentation du pays à l'incarnation de sa propre réussite pourrait bien dissoudre ce qui reste de bien commun et collectif au profit d'un individualisme démonstratif et triomphant. Gouverner par l'image et l'émotion, de façon épidermique, laisse d'autant moins de place à la rationalité et la pédagogie de l'action. Bref, remplacer la démocratie par la télécratie n'est pas sans risque. Pour le président lui-même, condamné à en faire toujours plus. Pour le pays, transformé en jouet magnifique d'un enfant-roi.