M. de Filippis a été interpellé sur réquisition de la juge d'instruction Muriel Josié, vice-présidente du tribunal de grande instance (TGI) de Paris, saisie d'une plainte en diffamation de Xavier Niel, fondateur du fournisseur d'accès à Internet Free.
Le récit des conditions de cette interpellation a provoqué la stupeur au sein du journal, qui consacre une page à cette affaire dans son édition de samedi 29 novembre. "C'est une attaque de la maréchaussée à l'aube, fouille au corps et enfermement temporaire. Tout ça pour quoi ? Pour un procès en diffamation dans lequel nous avons déjà obtenu gain de cause à deux reprises", écrit Laurent Joffrin, PDG de Libération.
L'affaire est racontée sur le site de Libération (www.liberation.fr). "Vendredi matin, à 6 h 40, j'ai été réveillé par des coups frappés sur ma porte d'entrée. Je me suis trouvé face à trois policiers", raconte M. de Filippis. Ils lui lancent : "Habillez-vous, on vous emmène."
Le journaliste proteste. "Réveillé par le bruit, mon fils aîné, qui a 14 ans, assiste à toute la scène. Son frère, 10 ans, ne sort pas de sa chambre, mais j'apprendrai qu'il était réveillé et qu'il a très mal vécu ce moment. Je dis aux flics qu'il y a peut-être d'autres manières de se comporter. Réponse devant mon fils : "Vous, vous êtes pire que la racaille !"" Les policiers lui signifient qu'il est sous le coup d'un mandat d'amener au TGI.
Vers 7 h 15, les policiers emmènent le journaliste au commissariat du Raincy (Seine-Saint-Denis), où il réside. Il demande la présence des avocats du journal. En vain. Il est menotté, puis emmené à Paris dans les sous-sols du TGI.
"On me demande de vider mes poches, puis de me déshabiller (...) Je me retrouve en slip, ils refouillent mes vêtements, puis me demandent de baisser mon slip, de me tourner et de tousser trois fois." Le journaliste s'exécute et se rhabille. Les policiers l'enferment dans une cellule. Interrogé vendredi par Le Monde, le commissariat de Raincy a répondu : "Nous ne pouvons vous passer aucun gradé. Nous ne pouvons rien vous dire."
Deux gendarmes viennent ensuite chercher le journaliste et lui demandent une deuxième fois de se déshabiller complètement. Autre vexation : "Je leur signale que j'ai déjà été fouillé d'une manière un peu humiliante et je refuse de baisser mon slip à nouveau. Bien que comprenant l'absurdité de la situation et mon énervement, ils me répondent que c'est la procédure."
Rhabillé, on l'emmène, menotté, dans le bureau de la juge Muriel Josié. Le journaliste lui demande une nouvelle fois de pouvoir parler à ses avocats. Sans succès. Il refuse de répondre aux questions. Interrogé vendredi soir, le cabinet de la juge Muriel Josié nous a répondu : "Nous n'avons rien à dire sur le sujet."
M. de Filippis est mis en examen, puis relâché près de cinq heures après son interpellation. Il est 11 h 30. Il appelle son journal, ses avocats et arrive à Libération, pâle, choqué, fatigué, outré, avec la trace des menottes au poignet encore visible.
Quel est l'objet du délit ? Une affaire de diffamation. L'article 42 de la loi sur la presse du 29 juillet 1881 stipule que le directeur de publication d'un journal - M. de Filippis à l'époque - est "l'auteur principal" du délit de diffamation publique envers un particulier, le journaliste auteur du papier incriminé n'étant que "complice".
Ce n'est pas la première fois que le fondateur de Free, M. Niel, porte plainte contre Libération. Il l'a fait pour des articles de Renaud Lecadre relatant les démêlés judiciaires de l'homme d'affaires. A chaque fois, le plaignant et ses sociétés ont été déboutés, pour "procédures abusives", et condamnés à verser des dommages et intérêts, explique Emmanuel Soussen, l'un des avocats de Libération.
Début 2007, M. Niel a déposé une nouvelle plainte. Elle vise le commentaire d'un internaute publié sur le site de Libération, sous un article titré "Deux ans avec sursis pour le patron de Free". Publié dans Libération le 27 octobre 2006, cet article mentionnait la condamnation de M. Niel, par le tribunal correctionnel de Paris, pour "recel d'abus de biens sociaux" dans une affaire liée à des faits de proxénétisme entre 1992 et 2004.
Des juristes avancent : "Il n'est pas acquis qu'un directeur de publication soit responsable des commentaires des internautes." "C'est la stupeur", confiait vendredi Fabrice Rousselot, directeur adjoint de la rédaction. Lorsqu'il était responsable du site, il se souvient avoir vu débarquer les huissiers il y a un an et demi. "Je necomprends pas un tel acharnement."
Initialement confiée à la juge Emmanuelle Ducos, cette affaire a été transmise en mai à la juge Muriel Josié. Cette dernière a, selon M. de Filippis, fait procéder à des vérifications de son domicile, alors que son adresse, celle du journal et de ses avocats, sont dans l'annuaire et dans le dossier...
"Je suis l'avocat de Libération depuis 1975 et c'est la première fois que je vois un directeur de publication faire l'objet d'une interpellation et d'un mandat d'amener", a constaté Me Jean-Paul Lévy. "Il suffisait d'envoyer une convocation par courrier au siège de Libération ou de nous appeler pour convenir d'un rendez-vous : cela n'a pas été fait", ajoute-t-il. "C'est invraisemblable et inacceptable, si on permet des perquisitions et des interpellations de cette nature, on contourne la loi", ajoute Me Yves Baudelot, avocat du Monde. D'autant plus qu'il s'agit d'un délit qui n'est pas passible de prison.
La Société civile des personnels de Libération (SCPL, actionnaire du journal) dénonce, dans un communiqué, "des méthodes judiciaires intolérables" et"inadmissibles". La SCPL demande "qu'une enquête soit ouverte sans délais sur ces méthodes".
"C'est l'aboutissement d'un climat délétère, au moment où se tiennent les états généraux de la presse", regrette Jean-Michel Dumay, président du Forum des sociétés de journalistes. " On se demande dans quel pays on vit", dit M. de Filippis.
La protection des sources d'information est de plus en plus remise en cause en France, si l'on en croit la multiplication des interventions judiciaires et policières au cours des derniers mois.
Un journaliste de la rédaction de La Nouvelle République du Centre-Ouest (NRCO) à Poitiers a été mis en examen, le 17 novembre, pour violation du secret de l'instruction concernant une affaire de droit commun. Cette décision est "une entrave au principe même de travail d'investigation", a jugé l'association Reporters sans frontières (RSF) dans un communiqué.
Des perquisitions ont été menées fin septembre dans les locaux de ce quotidien régional, la NRCO, et de Centre Presse. Le syndicat national des journalistes CGT (SNJ-CGT) avait alors estimé qu'il s'agissait d'une "provocation programmée pour faire pression sur les rédactions".
UN PROJET DE LOI
En juillet, un journaliste d'Auto Plus avait été placé en garde à vue après la publication de photos d'un nouveau modèle de voiture. Un juge s'était aussi présenté auCanard enchaîné. Des journalistes de France 3 et du Midi libre avaient été convoqués par la police judiciaire. Guillaume Dasquié, journaliste indépendant, a été placé en garde à vue. "Le secret des sources n'est pas suffisamment garanti en France", indiquait RSF dans un rapport publié au début de 2008.
Un projet de loi sur la protection du secret des sources des journalistes est en cours d'examen. Le groupe socialiste du Sénat a exprimé, début novembre, son opposition à ce projet de loi, jugeant ses "formulations volontairement floues qui permettent, à chacun des articles de ce texte, de porter en réalité atteinte à un secret des sources qu'on déclare garantir", a estimé le groupe dans un communiqué.
RSF s'est inquiété du nombre de journalistes poursuivis dans le cadre de leur travail en France. "La France détient depuis deux ans le record européen en nombre d'interventions policières ou judiciaires liées au secret des sources, avec cinq perquisitions, deux mises en examen et quatre convocations de journalistes", s'indignait, à la mi-octobre, RSF qui classe la France au 35e rang des pays ayant une presse libre.
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