mercredi 12 août 2009

Juliette Gréco: «J'éprouve une admiration sans limite pour les jazzmen»


Greco3 Juliette Gréco s'est fendue le 2 août d'un concert triomphal pour son cinquième passage aux Francofolies de Montréal. Emportée par le piano de Gérard Jouannest (son mari), et par l'accordéoniste Jean-Loup Matinier, la chanteuse, face à une salle magnétisée, a rendu hommage à Brel (5 chefs d'œuvre), à Ferré (2), à Gainsbourg (2), enfin à une flopée de compositeurs actuels. Le charme de l'ancienne compagne de Miles Davis n'a pas perdu un atome. Le traitement très personnel de chansons éternelles ("Ne me quitte pas", "J'arrive", de Jacques Brel et Gérard Jouannest; "Avec le Temps" de Léo Ferré), ses libertés avec les partitions originales, la rapprochent à la fois des slameurs d'aujourd'hui et des jazzmen éternels. J'ai voulu savoir ce que la vedette gardait comme héritage des figures du Jazz. Retour vers le temps où Saint-Germain-des-Prés tenait pour égérie la fille habillée de noir, qui voulait "transformer la souffrance en beauté" .

INTERVIEW JULIETTE GRÉCO

Bruno Pfeiffer: Plusieurs standing ovations... Quel est le secret de la pêche à 82 ans?

Juliette Gréco: Rien de compliqué. Je pratique depuis soixante ans exactement le même métier: interprète. Le spectacle, ce sont des mots, des chansons. J'essaie d'être lumineuse en servant les compositions des autres. Je me bats pour que la poésie règne dans la rue. Le public m'a renvoyé quelque chose d'extrêmement bon hier soir. Quand j'arrive à Montréal, j'ai l'impression de débarquer dans une France jeune. J'aurais voulu serrer les mains des gens qui ont afflué vers la scène pendant les rappels. Impossible: je me déplace difficilement, à cause d'un problème aux doigts de pieds.

Certaines interprétations, certaines accentuations, diffèrent nettement de l'original.

Encore heureux! Quand Brel chantait "Ne me quitte pas", il se montrait démissionnaire, pleurnichard. Je rageais! Je désapprouve son acceptation de la défaite. Ce recul me rend hors de moi. Je marque ma colère. La tonalité que j'imprime à la chanson ressort ainsi: "Tu as tort de me quitter. Tu vas voir: tu vas en baver". Cela sur la musique somptueuse de Jouannest, car je me sens davantage à l'aise sur des arpèges riches.

Vous vous inspirez du côté "improvisateur" du Jazz?

Je n'aurais jamais osé. J'aime le Jazz. Cependant, je ne cherche pas l'inspiration dans les profondeurs de cette formidable culture afro-américaine. J'insuffle une marque personnelle aux morceaux. Ce que je suis. Tout ce que je peux. Le mieux possible. En revanche, tous ceux que j'aime baignent dans cette musique. J'éprouve une admiration sans limite pour les jazzmen.

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Boris Vian ?

Quel être merveilleux! Qu'il était beau. D'une beauté physique, au premier abord, avec sa peau vert céladon. L'être le plus tendre, le plus doux, le plus attentif que j'ai rencontré. Il avait un cœur énorme. Il dégageait une finesse, une intelligence... et une férocité d'enfant. Je le considérais comme mon grand frère. Il a fait office de psychiatre. Il m'a beaucoup aidé. Efficacement. Je n'avais plus envie de parler depuis l'Occupation. Il m'a rendu la vie après la Libération. Il m'a sorti d'une prison intérieure. La pilule qu'il aurait volontairement omis de prendre le jour de sa mort? Je n'y crois pas. Il est plutôt mort de rage.

Le Déserteur?

Immense chanson. Je n'ai jamais raté une occasion de la chanter. Pourtant, on courait des risques à l'époque. Je la reprends sur la compilation produite par Olivier Nuc ("On est pas là pour se faire engueuler"), sortie en juin dernier (chez Universal). J'ai tenu quasiment à la réciter, à cause de la paix qui s'en dégage. Les analystes la font passer pour un hymne anti-militariste. Mon avis diffère. Je crois que Boris donne la parole à un humble paysan, qui ne veut pas froisser le président de la République, mais qui refuse de se faire tuer et d'assassiner les autres. On le perçoit à son langage. Le gars dit simplement "Non à la guerre. J'ai trop souffert; la guerre c'est de la merde." Le texte est d'une pureté admirable. Nuc m'avait proposé d'autres chansons inédites. Je me demande si certaines, qui lui ont été attribuées par la suite, sont de sa main de Vian. La griffe de mon Boris, je la reconnaîtrais entre mille.

C'est Vian qui vous a initié au Jazz?

Non, j'écoutais déjà à la radio des classiques comme le Lambeth Walk, avant la guerre.

Pourquoi ne pas être venue à Pleyel le 23 juin pour la célébration de l'anniversaire de sa mort? Vous auriez été la Reine de la soirée.

Tous les jeunes chanteurs présents méritaient de régner sur la soirée. Moi, tout bêtement, je n'étais pas là.

Duke Ellington?

Magnifique. Pas mon idole, toutefois. Ne me faites pas dresser un hit-parade, je mets tous les jazzmen à égalité. Sauf Miles Davis. Lui, c'est le meilleur. Je le situe tout en haut. C'est ma vie.

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Racontez-nous la rencontre avec Miles Davis.

On était très jeunes tous les deux. Il jouait à Pleyel. J'étais fauchée. La femme de Boris, Michelle Vian, m'avait fait entrer par les coulisses. J'ai aperçu ce mec de profil. Très beau visage. Il jouait soit de manière concave, soit de manière convexe. En arrière, puis en avant. Très penché. Bizarre. Je ressentais une harmonie entre le personnage, la gestuelle, et le son de la trompette. Pas besoin d'être diplômée pour ressentir qu'il jouait dans la cour des grands. On est sortis dîner en bande. Je ne parlais pas sa langue, ni lui la mienne. Et voilà... le miracle de l'amour! J'aurais pu essayer de chanter avec lui. Mais j'avais pas le goût des standards. Pourquoi, du reste, alors que de grandes vocalistes, comme Ella Fitzgerald, l'auraient fait mille fois mieux que moi?

Miles est-il venu à l'un de vos récitals?

Oui, bien plus tard, à New York. La production m'avait retenu une suite au Waldorf-Astoria. Il est venu dîner avec moi au resto en haut du building. Pour que je n'aie pas l'air d'une pute avec un Noir, il a emmené le pianiste John Lewis avec ses deux enfants. Ils ont dû traverser un calvaire dans l'ascenseur. Je ne vous raconte pas la mine défaite du maître d'hôtel quand le groupe est entré. Le garçon a mis deux heures avant de nous servir les plats, et encore, servir n'est pas le mot; ils nous les a quasiment balancés à la gueule, comme si l'on était des chiens qui allaient mordre. Miles ne supportait pas que j'assiste à ces scènes de racisme. Son pays lui faisait honte. Je conserve un souvenir douloureux de cet épisode. Je crois que c'est pour cela qu'il n'a pas voulu que je le rejoigne aux USA.

Comme vous, Miles a fréquemment donné leur chance aux jeunes à la fin de sa carrière...

Certes. Mais dans la chanson la concurrence est terrible. Allez défendre celle d'un jeunot derrière "Jolie môme" ou "Mathilde".

J'ai pourtant l'impression que vous vous sentiez plus à l'aise hier soir avec les vers slamés.

(Sur un ton confidentiel, empruntant un air complice).

Ne le répétez pas: c'est plus facile...

Bruno Pfeiffer

lundi 10 août 2009

Sacrée Juliette

Jeudi soir, Abd Al Malik a enflammé le Festival de Ramatuelle. Pour ses 25 ans, cet évènement culturel créé par Jean-Claude Brialy et dont la direction artistique a été confiée à Michel Boujenah, a frappé fort. Le chanteur, que Le Parisien qualifie ce matin de "magicien des mots et de la musique", a accordé une interview à Var-Matin, interview croisée avec sa grande complice Juliette Gréco.

Abd Al Malik, qui a signé deux textes sur le dernier album de la grande Juliette et qui a même eu le privilège de chanter en duo avec elle Roméo et Juliette sur son propre opus - chanson qu'ils ont interprétée ensemble jeudi soir -, a une véritable passion pour elle.

Artistiquement, ils se ressemblent et ont pour point commun de ne pas pratiquer la langue de bois, bien que cette fois-ci la chanteuse ait pris nettement l'avantage.

Interrogés sur la disparition de Michael Jackson, Juliette répond : "Il était cassé, brisé. Mais ce n'est pas lui qu'il faut charger, c'est son père. Un monstre absolu qui l'a mis au monde et en même temps l'a tué... Il a finalement regagné son enfance perdue, mais on n'est pas Peter Pan sans le payer très cher." Abd Al Malik, quant à lui, la joue plus soft : "Il a amené beaucoup à la musique et à l'ouverture. En ce sens, c'est une perte."

Juliette Gréco revient ensuite sur la programmation du Festival de Ramatuelle, avoue que de son vivant Brialy n'aurait sans doute jamais choisi un artiste comme Abd Al Malik et quand le journaliste lui dit que l'acteur avait "osé l'ouverture" en y faisant participer Faudel il y a quelques années, la chanteuse répond tout de go avant de déclencher un fou rire général : "Oui mais Faudel, c'est nul quand même !"

Voilà, ça c'est fait... Pauvre Faudel, mais sacrée Juliette !

lundi 3 août 2009

Jean-Paul Roussillon, de Molière à Tchékhov


Le comédien Jean-Paul Roussillon s'est éteint dans la nuit de jeudi à vendredi à l'âge de 79 ans, a-t-on appris auprès de la Comédie française dont il était sociétaire honoraire. Le ministre de la Culture Frédéric Mitterrand a rendu hommage à un "très grand comédien", récompensé par trois Molière et qui avait reçu cette année un César pour son rôle dans "Un conte de Noël".

Jean-Paul Roussillon, également metteur en scène, avait interprété une centaine de pièces depuis le début de sa carrière.

Né en 1931, Jean-Paul Roussillon, dont le père travaillait en qualité de directeur de la scène à la Comédie française, avait joué sa première pièce, "Le Cantique des Cantiques", à l'âge de 14 ans.

Après des études au Conservatoire national d'art dramatique, il entre comme pensionnaire à la Comédie française en 1950 après avoir obtenu le prix d'interprétation pour son rôle dans "Ardèle ou la Marguerite" de Jean Anouilh.

En janvier 1960, Jean-Paul Roussillon devient sociétaire de la troupe et interprète l'emblématique Scapin, ou encore Puck dans "Le Songe d'une nuit d'été" de Shakespeare. Dès 1962, il signe sa première mise en scène avec "Le Retour imprévu" de Jean François Regnard, puis "Le Médecin malgré lui" de Molière en 1968 et surtout "L'Avare" de Molière, en 1973 dont "sa vision de l'oeuvre sur scène suscitera beaucoup de remous et d'enthousiasmes", note la Comédie française.

A 51 ans, il devient sociétaire honoraire, tout en continuant de mettre en scène pour la Comédie Française. Il interprète Koch, dans "Quai Ouest" de Bernard-Marie Koltès, créé dans une mise en scène de Patrice Chéreau, en coproduction avec le Théâtre des Amandiers de Nanterre en 1986.

Jean-Paul Roussillon avait été récompensé par trois Molière, les récompenses du théâtre, en 1991, 1996 et 2002. Egalement sollicité au cinéma, il avait reçu cette année le César du meilleur acteur dans un second rôle pour "Un Conte de Noël" d'Arnaud Depleschin dans lequel il était marié à Catherine Deneuve.

Il avait joué son dernier rôle au théâtre dans "La Cerisaie" d'Anton Tchekhov, au théâtre national de la Colline au printemps dernier. "Il y jouait de façon bouleversante le rôle d'un homme qui voit sa vie s'en aller", a rappelé le ministre de la Culture Frédéric Mitterrand. "Il était de ceux qui peuvent s'imposer dans tous les registres par la seule force de leur présence, par un métier totalement possédé, et très souvent transcendé par la grâce", a-t-il salué dans un communiqué.

L'administratrice de la Comédie française, Muriel Mayette, a estimé pour sa part que Jean-Paul Roussillon avait "révolutionné la mise en scène" à la fin des années 1960. "Il mettait une gravité dans les comédies de Molière, le jeu devenait plus vrai, plus profond, plus psychologique", a-t-elle confié à l'Associated Press.

"C'était un grand directeur d'acteur et un grand comédien de sa génération. C'était un acteur de textes. Il ne faisait jamais un numéro personnel", a-t-elle également souligné, en rendant hommage à l'époux de Catherine Ferran, également sociétaire honoraire de la Comédie française, et au "compagnon de route" de Michel Aumont.