L'Institut du Monde Arabe organise du 17 juin au 2 novembre une vaste exposition autour de la pharaonne de la chanson arabe. Incomparable!
"Incomparable !" c’est ce que Maria Callas aurait dit de la voix d’Oum Kalsoum qui, poussée à sa plus haute incandescence, diffusait 14 000 vibrations / seconde. En conclusion d’un époustouflant portrait de la même Callas, paru dans l’Avant Scène en Octobre 1982, Hector Bianciotti, de son côté, s’interrogeait sur ce que le chant monstrueux de la cantatrice a d’exigeant pour son auditeur. "En fait que veut-elle cette voix en moi ? Remplir l’absence de l’autre." Remplir l’absence de l’autre n’est-ce pas le seul véritable enjeu des quelques 3000 chansons que la pharaonne de la chanson arabe a interprétée au cours de 5 décennies ? Son répertoire n’est pas vertigineux uniquement en raison de sa taille ou de son intensité, il l’est aussi par la perpétuelle mise en abîme du manque dans toute son impalpable cruauté.
Chanson d’amour impossible, chanson de séparation, de langueur, de jalousie, de désir emmuré, de fidèle souffrance, le monde arabe dans son ensemble a trouvé dans cette voix, y trouve encore, la consolation à une douleur dont elle ne connaît pas toujours l’origine, parce que logée dans la crypte d’une mémoire impersonnelle. Or l’absence est devenu entre temps la protéine du mythe.
Preuve de la voracité de celui d’Oum Kalsoum, l’exposition que l’Institut du Monde Arabe consacre à la chanteuse égyptienne s’ouvre sans véritable justification commémorative ( elle est née il y a 104 ans, morte depuis 33 ).
Cette exposition, construite comme un laboratoire, raffine objets du culte, distille documents qui s’y rapportent, organise tout un trafic de signes, d’images, de sons, passant du kitch au pop art, du reliquaire au collector, comme si le but secret était de pallier à un manque protéiforme. Car au fond "Oum Kalsoum opium du peuple" ou "Oum Kalsoum, 4ème pyramide d’Egypte" ? "Projet idéologique et social", "astre de l’orient" ou "mère de tous les arabes", "Dame" ou "Sphinx".
« Les Arabes ne s'entendent en rien, sauf à aimer Oum Kalsoum » affirme sans ambages l'écrivain égyptien Naguib Mahfouz (1). « Oum Kalsoum, c'est le fond de l'air arabe » renchérit le journaliste libanais Sélim Nassib qui a écrit sur elle, un superbe roman d'amour (2).
Tous les premiers jeudis du mois, « la mère des peuples », « l'astre de l'orient », « la quatrième pyramide » ou tout simplement « el sett » (la dame) avait rendez-vous avec le peuple arabe. Du Caire à Bagdad, Alger ou Casablanca, les rues se vidaient, la vie s'arrêtait : petits et grands se précipitaient au café ou à la maison pour s'agglutiner autour du poste de radio. Tous les premiers jeudis du mois, c'était un rituel, la diva égyptienne créait une nouvelle chanson, comme une offrande à ses millions d'admirateurs... Ces jours-là, aucun dirigeant politique ne se serait risqué à faire une déclaration : il n'aurait eu aucune chance d'être écouté, toutes les oreilles étaient religieusement tendues vers « la voix des transistors ».
Pendant un demi-siècle, jusqu'à sa mort en 1975, Oum Kalsoum a incarné les promesses d'un modernisme oriental à la fois ancré dans les traditions et ouvert aux idées nouvelles : ni passéiste, ni soumis à l'Occident. Elle avait son timbre, sa médaille, sa statue, un café et une station de radio à son nom.
Avec Mohamed Abdelwahab, l'autre grand rénovateur de la variété égyptienne, elle a magnifiquement su utiliser les medias, l'industrie du disque et le cinéma pour offrir au grand public une musique à mi-chemin entre répertoire savant et chanson légère, parfois en langue littéraire, mais le plus souvent en arabe populaire.
Jusqu'au Maghreb et dans tout le Moyen-Orient, Oum Kalsoum a exporté l'accent et le style égyptiens devenus des emblèmes du vent de liberté nationaliste qui soufflait alors. «Elle était une sorte de rêve réformiste, le summum du pollitically correct pour les intellectuels arabes du début du siècle. Elle était la preuve que le peuple paysan pouvait accéder à la modernité », commente Frédéric Lagrange, auteur d'une thèse sur les musiques égyptiennes du début du siècle.
Sur scène, Oum (la mère) s'amusait à marier sensualité et sévérité. Le mouchoir de soie tendu au bout de la main et les rivières de diamant aux oreilles étaient ses seules marques de coquetterie. Pour le reste, une austérité monacale, un port pharaonique : chignon laqué, menton rentré, corps immobile, sombres robes aux longues manches.
Après une lente introduction instrumentale qui faisait monter le suspense, la voix jaillissait comme une caresse incendiaire qui s'étire indéfiniment. Puis arrivait les cascades de variations hypnotiques mawwal, nourries de silences, chargées d'électricité.
« Douk al houb », « goûte l'amour » clamait Oum Kalsoum qui s'enivrait volontiers de mots et de sentiments. Son chant au bord de la pâmoison ou du sanglot s'arrêtait en un soupir suggestif avant de reprendre, plus conquérant que jamais :« goûte l'amour avec moi »... « Douk » reprenait le public en chœur... « Goûte » répétait la star sur tous les tons... « Aahh » s'extasiait la foule !
Oum Kalsoum pouvait improviser jusqu'à deux heures sur un couplet de vingt minutes. A cette allure, ses concerts ne comptaient guère plus de trois chansons. Il lui est arrivé de faire cinquante variations sur un même thème, voire sur un mot, œil, nuit ou tout simplement ah!
« Je n'ai jamais vu ça, même avec les stars du rock », racontait Bruno Coquatrix, après son concert à l'Olympia, en 1967, le seul qu'elle ait donné en Occident (voir photo) « Ses admirateurs étaient venus en charters spéciaux de toute l'Europe, elle les domptait, elle les tenait en haleine, ils étaient à quatre pattes, implorant Dieu sait quoi! (1) »
Comment Oum Kalsoum, la petite paysanne du delta du Nil, en est-elle arrivée là? Les circonstances de sa naissance sans doute qui, tout au long de sa vie, lui on permis de persévérer contre vents et marées, persuadée d'être investie d'une mission divine. Son père était shaykh, c'est-à-dire instruit religieusement. Il refusait obstinément d'envoyer sa fille à l'école, car dans les campagnes égyptiennes de l'époque, seuls les garçons y avaient droit. Sa mère finit par le convaincre en lui rappelant que leur fille était bénie des dieux : née la Nuit du destin, celle où le Coran a été révélé par l'Ange Gabriel, elle portait le nom de la dernière enfant du prophète Mahomet (Oum Kalsoum, la mère des joues, la joufflue).
Très vite remarquée pour ses magnifiques psalmodies du texte sacré, la petite Oum Kalsoum anime, dès l'âge de six ans, les mariages, les circoncisions et les fêtes religieuses en chantant avec son père, son frère et ses oncles. Devenue le gagne-pain de la famille elle continue à le faire... déguisée en petit bédouin pour masquer les premiers signes de féminité arrivés avec la puberté !
Fayrouz, chanteuse libanaise de renommée internationale, et Oum Kalsoum à Beyrouth en 1969
En 1928, alors qu'elle est installée au Caire depuis quatre ans, et qu'elle est presque trentenaire, elle ose enfin braver l'autorité paternelle et abandonner ses vêtements de garçon. « D'ailleurs, précise Sélim Nassib, son déguisement a, dans un premier temps, accentué une ambigüité sexuelle qui faisait partie de son charme... Il y avait quelque chose de sensuel et en même temps de sacré dans ses concerts. C'était une sorte de transe collective, une espèce de cérémonie magique où, dans un monde dominé par les hommes, officiait une déesse célibataire qui chantait l'amour impossible sublimé... Un peu comme dans la tradition des mystiques soufis, le sentiment le plus fort est celui que l'on porte à Dieu, celui qui n'a pas de réponse. »
Lors d'un débat à l'Institut du monde arabe, à Paris, Selim Nassib a évoqué « son homosexualité qui était un secret de polichinelle ». Il a alors été vivement contesté par un public qui l'a accusé de manquer de respect à Oum Kalsoum. « En fait, explique-t-il, dans le monde arabe on peut faire tout ce qu'on veut pourvu que cela reste caché. Ce qui est sacrilège, c'est de le dire. D'ailleurs, quel est l'homme qui pouvait prétendre la dominer puisqu'ils étaient tous à ses pieds. Sa véritable histoire d'amour c'est avec son public qu'elle l'a eue. Si elle a épousé son médecin quand elle a eu cinquante ans, c'est sans doute que, malade, elle a eu peur de vieillir seule ! »
« Se marier, précise Frédéric Lagrange, c'est se soumettre à l'autorité du mari. Oum Kalsoum a voulu être maitresse de sa carrière jusqu'au bout. Refuser le mariage a été de sa part un acte de volonté remarquable car les célibataires sont l'exception en pays islamique... Il y a même un hadith qui prétend que le mariage est la moitié de la religion. Pour dire "marie-toi" on dit "complète ta religion". Oum Kalsoum était, dit-on, avare, tyrannique, egocentrique, ne supportant aucune rivalité. « Quand on a sur les épaules une popularité qui pèse plusieurs millions de personnes, remarque Selim Nassib, il faut une certaine force de caractère, on ne peut pas être une gentille jeune fille. »
Les cheveux dénudés mais les bras toujours couverts, Oum Kalsoum gardera l'aura d'une femme offerte et intouchable. D'autant que, comme dans la grande tradition pré-islamique, elle chante au masculin : « un genre neutre mais non asexué, précise Frédéric Lagrange, une convention de pudeur qui permet toutes les combinaisons amoureuses. »
Dotée d'un sens politique remarquable, Oum Kalsoum était terriblement attirée par le pouvoir. Elle a traversé tous les régimes, celui du roi Fouad jusqu'en 1936, celui du roi Farouk jusqu'en 1952, et bien sûr, celui du président Nasser qui a été son heure de gloire... Elle était fascinée par l'opulence de la vie de cour, mais lorsque Nasser est arrivé, tout s'est passé comme si son propre village accédait au pouvoir : ces militaires étaient des paysans comme elle.
Devenue « la voix du régime », Oum Kalsoum chante la nationalisation du canal de Suez, la redistribution des terres aux paysans, la construction du barrage d'Assouan à une époque où Nasser est considéré, avec Tito et Nerhu, comme une des grandes figures du mouvement anti-impérialiste... Après la défaite de 1967, face à Israël, les marxistes égyptiens l'accusent, explique Sélim Nassib, « d'être l'opium du peuple, d'encourager les penchants sentimentaux des Arabes qui chantent l'amour pendant que les Israéliens se préparent scientifiquement à la guerre ». Oum Kalsoum décide donc de relever le défi et commence une tournée historique du monde arabe pour « remobiliser le peuple ».
Oum Kalsoum à L'Olympia en 1967
C'est l'époque où elle chante un hymne pro-palestinien qui a injustement été compris comme un appel antisémite : « Je me souviens des coupoles dorées de mon enfance et maintenant je vois des fils de fer barbelés... J'ai un fusil, je vais aller combattre avec les feddayin. »
Que reste-t-il de tout cela aujourd'hui ? Pas ses chansons patriotiques que le public a vite oubliées. Mais ses complaintes désespérées qui font revivre avec délectation le psychodrame de l'amour inaccessible et habitent les moindres échoppes des villes ou des campagnes : encore plus présentes que la voix du muezzin qui arrive par mégaphone du haut des minarets.
Même les islamistes les plus extrémistes la vénèrent lorsque dans El Atlal (Les ruines), elle chante « Donne-moi la liberté, dénoue mes mains ». Avec elle, les femmes cloitrées rêvent de passions galantes, les paysans récitent des vers, les hommes se vautrent dans l'amour impossible pour une diva mâtinée de madone qui incarne tout à la fois Dieu, l'amante et la patrie... Si certains jeunes lui préfèrent les rythmes dansants de la jeel music qui est un peu l'équivalent égyptien du raï algérien c'est, comme l'explique un chauffeur de taxi du Caire, que « pour apprécier Oum Kalsoum, il faut avoir vécu son premier chagrin d'amour. »
« Lorsqu'elle chante, on est tous ensemble, conclut Selim Nassib, on écoute la même chose et on nie un peu la réalité. On est dans l'ivresse de la nuit, on se sent bien, loin des yeux du pouvoir et des ennuis domestiques... C'est le tarab, cette ivresse esthétique qui a quelque chose de très maternel, comme une espèce de ventre commun qu'on ne peut pas quitter. »
Eliane Azoulay
Dans Oum Kalsoum, documentaire de Simone Bitton.
(2) Oum, de Selim Nassib, Ed. Balland.
“Je crois que ce qu’on devrait écrire sur moi après ma
mort, c’est que j’ai affiné le goût de
l’auditeur arabe en l’amenant à savourer
une musique de qualité. Il me souvient
d’avoir chanté, à mes débuts, une chanson
que le public avait rejetée en réclamant un
tube qui brillait par sa médiocrité.
Mon objectif était alors de tout révolutionner.”
OUM KALSOUM
"EL ATLAL" - LES RUINES (1966)
Ne cherche pas, mon âme, a savoir qu'est devenu l'amour
C'était une citadelle imaginaire qui s'est effondrée
Abreuve-moi et trinquons à ses ruines
Conte en mon nom l'histoire
Maintenant que mes larmes ont coulé
Raconte comment cet amour s'est transformé en passe et pourquoi il m'est devenu un sujet de douleur
Je ne parviens pas à t'oublier
Toi qui m'avais seduite par tes discours si doux et raffinés
Tendant ta main vers moi
Comme celle que l'on tend
Par dessus l'onde, à celui qui se noie
Et comme la lumière que recherche un errant
Mais où est donc passé cet éclat dans tes yeux
Mon amour, j'avais eu un jour la joie de visiter ton nid
Me voici aujourd'hui oiseau solitaire, roucoulant ma douleur
Tu es devenu suffisant comme un être capricieux et gâté
Tu pratiques l'injustice comme un puissant tyrannique
Mon désir de toi me brûle l'âme et le temps de ton absence n'est que braises cuisantes
Donne-moi ma liberté et brise mes chaines
Je t'ai tout donné ; il ne me reste plus rien
Ah! tu m'avais saigné les poignets par tes chaines
pourquoi les garderai-je alors qu'elles n'ont plus d'effet sur moi
Pourquoi croire à des promesses que tu n'as pas tenues
Je n'accepte plus ta prison
Maintenant que le Monde est à moi
Il est loin mon bien-aimé séduisant, tout de fierté, de majesté, et de pudeur
Si sûr de lui, comme un roi de beauté et avide de gloire
Exhalant le charme, comme la brise des vallées, agréable à vivre comme les songes de la nuit
J'ai perdu à jamais ta douce compagnie dont le charme rayonnait de splendeur pour moi
Je n'etais qu'un amour à la derive, un papillon perdu qui s'était approché de toi
Entre nous, la passion était notre messager et l'ami qui avait fait deborder notre coupe
Y a-t-il jamais eu plus enivres d'amour que nous?
Nous nous étions entourés de tant d'espoir
Nous avions emprunté un chemin éclairé précédés que nous étions par la joie
Nous avons ri comme seuls deux enfants savent le faire et nous avons couru encore plus vite que notre ombre
C'est quand l'ivresse nous quitta que la lucidité revint et que nous nous sommes reveillés
Mai le réveil fut sans illusion
Finis les rêves d'un monde imaginé, voici venir la nuit, ma seule compagne
Et puis voici la lumière qui annonce le jour et l'aube dont le ciel s'embrase
Voila la vie réelle, telle que nous la connaissons, avec ces amants qui reprennent chacun son chemin
Toi qui veilles en oubliant les promesses, et te réveilles en t'en souvenant
Sache que lorsqu'une blessure se referme, le souvenir en fait saigner une autre
Il faut apprendre à oublier
Il faut apprendre à effacer les souvenirs
Mon bien-aimé, tout est fatalite
Ce n'est pas nous qui faisons notre malheur
Un jour peut-être nos destins se croiseront, lorsque notre desir de nous rencontrer sera assez fort
S'il arrive alors qu'un de nous renie son amant et que notre rencontre soit celle de deux étrangers
Et si chacun de nous poursuit un chemin différent, ne crois pas qu'il s'agira alors de notre choix mais plutôt de celui du destin
Samir Megally - "L'Egypte chantée - Oum Kalsoum"