lundi 18 août 2008

Hommage à Oum Kalsoum, la quatrième pyramide



L'Institut du Monde Arabe organise du 17 juin au 2 novembre une vaste exposition autour de la pharaonne de la chanson arabe. Incomparable!


Musiques -

"Incomparable !" c’est ce que Maria Callas aurait dit de la voix d’Oum Kalsoum qui, poussée à sa plus haute incandescence, diffusait 14 000 vibrations / seconde. En conclusion d’un époustouflant portrait de la même Callas, paru dans l’Avant Scène en Octobre 1982, Hector Bianciotti, de son côté, s’interrogeait sur ce que le chant monstrueux de la cantatrice a d’exigeant pour son auditeur. "En fait que veut-elle cette voix en moi ? Remplir l’absence de l’autre." Remplir l’absence de l’autre n’est-ce pas le seul véritable enjeu des quelques 3000 chansons que la pharaonne de la chanson arabe a interprétée au cours de 5 décennies ? Son répertoire n’est pas vertigineux uniquement en raison de sa taille ou de son intensité, il l’est aussi par la perpétuelle mise en abîme du manque dans toute son impalpable cruauté.




Chanson d’amour impossible, chanson de séparation, de langueur, de jalousie, de désir emmuré, de fidèle souffrance, le monde arabe dans son ensemble a trouvé dans cette voix, y trouve encore, la consolation à une douleur dont elle ne connaît pas toujours l’origine, parce que logée dans la crypte d’une mémoire impersonnelle. Or l’absence est devenu entre temps la protéine du mythe.






Preuve de la voracité de celui d’Oum Kalsoum, l’exposition que l’Institut du Monde Arabe consacre à la chanteuse égyptienne s’ouvre sans véritable justification commémorative ( elle est née il y a 104 ans, morte depuis 33 ).

Cette exposition, construite comme un laboratoire, raffine objets du culte, distille documents qui s’y rapportent, organise tout un trafic de signes, d’images, de sons, passant du kitch au pop art, du reliquaire au collector, comme si le but secret était de pallier à un manque protéiforme. Car au fond "Oum Kalsoum opium du peuple" ou "Oum Kalsoum, 4ème pyramide d’Egypte" ? "Projet idéologique et social", "astre de l’orient" ou "mère de tous les arabes", "Dame" ou "Sphinx".

En somme, il n’est d’autre remède au vide laissé par cette Incomparable que la pure fascination.























« Les Arabes ne s'entendent en rien, sauf à aimer Oum Kalsoum » affirme sans ambages l'écrivain égyptien Naguib Mahfouz (1). « Oum Kalsoum, c'est le fond de l'air arabe » renchérit le journaliste libanais Sélim Nassib qui a écrit sur elle, un superbe roman d'amour (2).
Tous les premiers jeudis du mois, « la mère des peuples », « l'astre de l'orient », « la quatrième pyramide » ou tout simplement « el sett » (la dame) avait rendez-vous avec le peuple arabe. Du Caire à Bagdad, Alger ou Casablanca, les rues se vidaient, la vie s'arrêtait : petits et grands se précipitaient au café ou à la maison pour s'agglutiner autour du poste de radio. Tous les premiers jeudis du mois, c'était un rituel, la diva égyptienne créait une nouvelle chanson, comme une offrande à ses millions d'admirateurs... Ces jours-là, aucun dirigeant politique ne se serait risqué à faire une déclaration : il n'aurait eu aucune chance d'être écouté, toutes les oreilles étaient religieusement tendues vers « la voix des transistors ».

Pendant un demi-siècle, jusqu'à sa mort en 1975, Oum Kalsoum a incarné les promesses d'un modernisme oriental à la fois ancré dans les traditions et ouvert aux idées nouvelles : ni passéiste, ni soumis à l'Occident. Elle avait son timbre, sa médaille, sa statue, un café et une station de radio à son nom.

Avec Mohamed Abdelwahab, l'autre grand rénovateur de la variété égyptienne, elle a magnifiquement su utiliser les medias, l'industrie du disque et le cinéma pour offrir au grand public une musique à mi-chemin entre répertoire savant et chanson légère, parfois en langue littéraire, mais le plus souvent en arabe populaire.

Jusqu'au Maghreb et dans tout le Moyen-Orient, Oum Kalsoum a exporté l'accent et le style égyptiens devenus des emblèmes du vent de liberté nationaliste qui soufflait alors. «Elle était une sorte de rêve réformiste, le summum du pollitically correct pour les intellectuels arabes du début du siècle. Elle était la preuve que le peuple paysan pouvait accéder à la modernité », commente Frédéric Lagrange, auteur d'une thèse sur les musiques égyptiennes du début du siècle.

Sur scène, Oum (la mère) s'amusait à marier sensualité et sévérité. Le mouchoir de soie tendu au bout de la main et les rivières de diamant aux oreilles étaient ses seules marques de coquetterie. Pour le reste, une austérité monacale, un port pharaonique : chignon laqué, menton rentré, corps immobile, sombres robes aux longues manches.

Après une lente introduction instrumentale qui faisait monter le suspense, la voix jaillissait comme une caresse incendiaire qui s'étire indéfiniment. Puis arrivait les cascades de variations hypnotiques mawwal, nourries de silences, chargées d'électricité.
« Douk al houb », « goûte l'amour » clamait Oum Kalsoum qui s'enivrait volontiers de mots et de sentiments. Son chant au bord de la pâmoison ou du sanglot s'arrêtait en un soupir suggestif avant de reprendre, plus conquérant que jamais :« goûte l'amour avec moi »... « Douk » reprenait le public en chœur... « Goûte » répétait la star sur tous les tons... « Aahh » s'extasiait la foule !

Oum Kalsoum pouvait improviser jusqu'à deux heures sur un couplet de vingt minutes. A cette allure, ses concerts ne comptaient guère plus de trois chansons. Il lui est arrivé de faire cinquante variations sur un même thème, voire sur un mot, œil, nuit ou tout simplement ah!
« Je n'ai jamais vu ça, même avec les stars du rock », racontait Bruno Coquatrix, après son concert à l'Olympia, en 1967, le seul qu'elle ait donné en Occident (voir photo) « Ses admirateurs étaient venus en charters spéciaux de toute l'Europe, elle les domptait, elle les tenait en haleine, ils étaient à quatre pattes, implorant Dieu sait quoi! (1) »

Comment Oum Kalsoum, la petite paysanne du delta du Nil, en est-elle arrivée là? Les circonstances de sa naissance sans doute qui, tout au long de sa vie, lui on permis de persévérer contre vents et marées, persuadée d'être investie d'une mission divine. Son père était shaykh, c'est-à-dire instruit religieusement. Il refusait obstinément d'envoyer sa fille à l'école, car dans les campagnes égyptiennes de l'époque, seuls les garçons y avaient droit. Sa mère finit par le convaincre en lui rappelant que leur fille était bénie des dieux : née la Nuit du destin, celle où le Coran a été révélé par l'Ange Gabriel, elle portait le nom de la dernière enfant du prophète Mahomet (Oum Kalsoum, la mère des joues, la joufflue).

Très vite remarquée pour ses magnifiques psalmodies du texte sacré, la petite Oum Kalsoum anime, dès l'âge de six ans, les mariages, les circoncisions et les fêtes religieuses en chantant avec son père, son frère et ses oncles. Devenue le gagne-pain de la famille elle continue à le faire... déguisée en petit bédouin pour masquer les premiers signes de féminité arrivés avec la puberté !

Fayrouz, chanteuse libanaise de renommée internationale, et Oum Kalsoum à Beyrouth en 1969

En 1928, alors qu'elle est installée au Caire depuis quatre ans, et qu'elle est presque trentenaire, elle ose enfin braver l'autorité paternelle et abandonner ses vêtements de garçon. « D'ailleurs, précise Sélim Nassib, son déguisement a, dans un premier temps, accentué une ambigüité sexuelle qui faisait partie de son charme... Il y avait quelque chose de sensuel et en même temps de sacré dans ses concerts. C'était une sorte de transe collective, une espèce de cérémonie magique où, dans un monde dominé par les hommes, officiait une déesse célibataire qui chantait l'amour impossible sublimé... Un peu comme dans la tradition des mystiques soufis, le sentiment le plus fort est celui que l'on porte à Dieu, celui qui n'a pas de réponse. »

Lors d'un débat à l'Institut du monde arabe, à Paris, Selim Nassib a évoqué « son homosexualité qui était un secret de polichinelle ». Il a alors été vivement contesté par un public qui l'a accusé de manquer de respect à Oum Kalsoum. « En fait, explique-t-il, dans le monde arabe on peut faire tout ce qu'on veut pourvu que cela reste caché. Ce qui est sacrilège, c'est de le dire. D'ailleurs, quel est l'homme qui pouvait prétendre la dominer puisqu'ils étaient tous à ses pieds. Sa véritable histoire d'amour c'est avec son public qu'elle l'a eue. Si elle a épousé son médecin quand elle a eu cinquante ans, c'est sans doute que, malade, elle a eu peur de vieillir seule ! »

« Se marier, précise Frédéric Lagrange, c'est se soumettre à l'autorité du mari. Oum Kalsoum a voulu être maitresse de sa carrière jusqu'au bout. Refuser le mariage a été de sa part un acte de volonté remarquable car les célibataires sont l'exception en pays islamique... Il y a même un hadith qui prétend que le mariage est la moitié de la religion. Pour dire "marie-toi" on dit "complète ta religion". Oum Kalsoum était, dit-on, avare, tyrannique, egocentrique, ne supportant aucune rivalité. « Quand on a sur les épaules une popularité qui pèse plusieurs millions de personnes, remarque Selim Nassib, il faut une certaine force de caractère, on ne peut pas être une gentille jeune fille. »

Les cheveux dénudés mais les bras toujours couverts, Oum Kalsoum gardera l'aura d'une femme offerte et intouchable. D'autant que, comme dans la grande tradition pré-islamique, elle chante au masculin : « un genre neutre mais non asexué, précise Frédéric Lagrange, une convention de pudeur qui permet toutes les combinaisons amoureuses. »

Dotée d'un sens politique remarquable, Oum Kalsoum était terriblement attirée par le pouvoir. Elle a traversé tous les régimes, celui du roi Fouad jusqu'en 1936, celui du roi Farouk jusqu'en 1952, et bien sûr, celui du président Nasser qui a été son heure de gloire... Elle était fascinée par l'opulence de la vie de cour, mais lorsque Nasser est arrivé, tout s'est passé comme si son propre village accédait au pouvoir : ces militaires étaient des paysans comme elle.

Devenue « la voix du régime », Oum Kalsoum chante la nationalisation du canal de Suez, la redistribution des terres aux paysans, la construction du barrage d'Assouan à une époque où Nasser est considéré, avec Tito et Nerhu, comme une des grandes figures du mouvement anti-impérialiste...
Après la défaite de 1967, face à Israël, les marxistes égyptiens l'accusent, explique Sélim Nassib, « d'être l'opium du peuple, d'encourager les penchants sentimentaux des Arabes qui chantent l'amour pendant que les Israéliens se préparent scientifiquement à la guerre ». Oum Kalsoum décide donc de relever le défi et commence une tournée historique du monde arabe pour « remobiliser le peuple ».

Oum Kalsoum à L'Olympia en 1967

C'est l'époque où elle chante un hymne pro-palestinien qui a injustement été compris comme un appel antisémite : « Je me souviens des coupoles dorées de mon enfance et maintenant je vois des fils de fer barbelés... J'ai un fusil, je vais aller combattre avec les feddayin. »
Que reste-t-il de tout cela aujourd'hui ? Pas ses chansons patriotiques que le public a vite oubliées. Mais ses complaintes désespérées qui font revivre avec délectation le psychodrame de l'amour inaccessible et habitent les moindres échoppes des villes ou des campagnes : encore plus présentes que la voix du muezzin qui arrive par mégaphone du haut des minarets.

Même les islamistes les plus extrémistes la vénèrent lorsque dans El Atlal (Les ruines), elle chante « Donne-moi la liberté, dénoue mes mains ». Avec elle, les femmes cloitrées rêvent de passions galantes, les paysans récitent des vers, les hommes se vautrent dans l'amour impossible pour une diva mâtinée de madone qui incarne tout à la fois Dieu, l'amante et la patrie... Si certains jeunes lui préfèrent les rythmes dansants de la jeel music qui est un peu l'équivalent égyptien du raï algérien c'est, comme l'explique un chauffeur de taxi du Caire, que « pour apprécier Oum Kalsoum, il faut avoir vécu son premier chagrin d'amour. »

« Lorsqu'elle chante, on est tous ensemble,
conclut Selim Nassib, on écoute la même chose et on nie un peu la réalité. On est dans l'ivresse de la nuit, on se sent bien, loin des yeux du pouvoir et des ennuis domestiques... C'est le tarab, cette ivresse esthétique qui a quelque chose de très maternel, comme une espèce de ventre commun qu'on ne peut pas quitter. »

Eliane Azoulay

Dans Oum Kalsoum, documentaire de Simone Bitton.
(2) Oum, de Selim Nassib, Ed. Balland.

“Je crois que ce qu’on devrait écrire sur moi après ma

mort, c’est que j’ai affiné le goût de

l’auditeur arabe en l’amenant à savourer

une musique de qualité. Il me souvient

d’avoir chanté, à mes débuts, une chanson

que le public avait rejetée en réclamant un

tube qui brillait par sa médiocrité.

Mon objectif était alors de tout révolutionner.”

OUM KALSOUM






"EL ATLAL" - LES RUINES (1966)

Ne cherche pas, mon âme, a savoir qu'est devenu l'amour
C'était une citadelle imaginaire qui s'est effondrée
Abreuve-moi et trinquons à ses ruines
Conte en mon nom l'histoire
Maintenant que mes larmes ont coulé
Raconte comment cet amour s'est transformé en passe et pourquoi il m'est devenu un sujet de douleur
Je ne parviens pas à t'oublier
Toi qui m'avais seduite par tes discours si doux et raffinés
Tendant ta main vers moi
Comme celle que l'on tend
Par dessus l'onde, à celui qui se noie
Et comme la lumière que recherche un errant
Mais où est donc passé cet éclat dans tes yeux
Mon amour, j'avais eu un jour la joie de visiter ton nid
Me voici aujourd'hui oiseau solitaire, roucoulant ma douleur
Tu es devenu suffisant comme un être capricieux et gâté
Tu pratiques l'injustice comme un puissant tyrannique
Mon désir de toi me brûle l'âme et le temps de ton absence n'est que braises cuisantes

Donne-moi ma liberté et brise mes chaines
Je t'ai tout donné ; il ne me reste plus rien
Ah! tu m'avais saigné les poignets par tes chaines
pourquoi les garderai-je alors qu'elles n'ont plus d'effet sur moi
Pourquoi croire à des promesses que tu n'as pas tenues
Je n'accepte plus ta prison
Maintenant que le Monde est à moi
Il est loin mon bien-aimé séduisant, tout de fierté, de majesté, et de pudeur
Si sûr de lui, comme un roi de beauté et avide de gloire
Exhalant le charme, comme la brise des vallées, agréable à vivre comme les songes de la nuit
J'ai perdu à jamais ta douce compagnie dont le charme rayonnait de splendeur pour moi
Je n'etais qu'un amour à la derive, un papillon perdu qui s'était approché de toi
Entre nous, la passion était notre messager et l'ami qui avait fait deborder notre coupe
Y a-t-il jamais eu plus enivres d'amour que nous?
Nous nous étions entourés de tant d'espoir
Nous avions emprunté un chemin éclairé précédés que nous étions par la joie
Nous avons ri comme seuls deux enfants savent le faire et nous avons couru encore plus vite que notre ombre
C'est quand l'ivresse nous quitta que la lucidité revint et que nous nous sommes reveillés
Mai le réveil fut sans illusion
Finis les rêves d'un monde imaginé, voici venir la nuit, ma seule compagne

Et puis voici la lumière qui annonce le jour et l'aube dont le ciel s'embrase
Voila la vie réelle, telle que nous la connaissons, avec ces amants qui reprennent chacun son chemin
Toi qui veilles en oubliant les promesses, et te réveilles en t'en souvenant
Sache que lorsqu'une blessure se referme, le souvenir en fait saigner une autre
Il faut apprendre à oublier
Il faut apprendre à effacer les souvenirs
Mon bien-aimé, tout est fatalite
Ce n'est pas nous qui faisons notre malheur

Un jour peut-être nos destins se croiseront, lorsque notre desir de nous rencontrer sera assez fort
S'il arrive alors qu'un de nous renie son amant et que notre rencontre soit celle de deux étrangers
Et si chacun de nous poursuit un chemin différent, ne crois pas qu'il s'agira alors de notre choix mais plutôt de celui du destin

Samir Megally - "L'Egypte chantée - Oum Kalsoum"


dimanche 10 août 2008

Mahmoud Darwich (محمود درويش) est mort

Le poète palestinien Mahmoud Darwich, qui avait mis en mots les rêves d'un Etat palestinien et contribué à forger une identité nationale palestinienne, est mort samedi à l'âge de 67 ans aux Etats-Unis. Il était considéré comme l'un des plus grands poètes arabes.

Trois jours de deuil ont été décrétés par le président de l'Autorité palestinienne Mahmoud Abbas. On ignorait dans l'immédiat si Mahmoud Darwich serait inhumé en Cisjordanie ou dans son village d'origine aujourd'hui en Israël.

Après l'annonce de son décès, samedi soir, des dizaines de palestiniens se sont rassemblés dans le centre de Ramallah en Cisjordanie, allumant des bougies.

Selon Nabil Abou Rdeneh, porte-parole de Mahmoud Abbas qui a annoncé son décès, Mahmoud Darwich est mort dans un hôpital de Houston (Texas) après des complications faisant suite à une intervention chirurgicale à coeur ouvert.

Mahmoud Darwich s'était fait connaître dans les années 60 avec son premier recueil de poésie, "Oiseaux sans ailes". Nombre de ses poèmes ont été mis en musique, dont "Rita" ou "Oiseaux de Galilée", hymnes pour plusieurs générations de Palestiniens. Ses recueils traduits en plus de 20 langues ont obtenu plusieurs prix littéraires.

Il avait écrit la Déclaration d'indépendance de 1988 lue par le défunt président de l'Autorité palestinienne Yasser Arafat, lors que ce dernier, alors président de l'Organisation de libération de la Palestine (OLP), avait proclamé unilatéralement et symboliquement la création d'un Etat palestinien.

"Il sentait le pouls des Palestiniens et le traduisait en belle poésie. Il était le miroir de la société palestinienne", a commenté Ali Qleibo, conférencier à l'Université Al Qods de Jérusalem.

"Il a débuté comme un poète de la résistance puis est devenu un poète de la conscience. Il incarnait le meilleur des Palestiniens", notait pour sa part la députée palestinienne Hanane Achraoui. "Même lorsqu'il est devenu une icône, il n'a jamais perdu son sens de l'humanité. Nous avons perdu une partie de notre être".

Un autre hommage est venu de France, où le ministre des Affaires étrangères Bernard Kouchner a fait part de son "émotion". Mahmoud Darwich, a-t-il observé, "a su exprimer l'attachement de tout un peuple à sa terre et à la volonté absolue de paix. Son message, qui invite à la coexistence, continuera de résonner et finira par être entendu".

Mahmoud Darwich dénonçait l'occupation israélienne des territoires palestiniens mais aussi les combats entre les islamistes du Hamas et le Fatah de Mahmoud Abbas. Il avait ainsi récité l'an dernier un poème condamnant ces luttes fratricides, qualifiées de "tentative publique de suicide dans les rues".

Le poète était né en 1941 en Palestine, alors sous mandat britannique, à Biroueh près de Haïfa, qui fut détruit lors de la guerre de 1948 et la création de l'Etat d'Israël. Entré au parti communiste israélien après le lycée, il commença à écrire des poèmes pour des journaux de gauche. "Quand on pense à Darwich (...) il est notre coeur et notre langue), expliquait le député arabe israélien et vétéran du parti communiste israélien Issam Makhoul.

Au début des années 70, Darwich quitte Israël pour aller étudier en Union soviétique puis se rend en Egypte et au Liban. Il rejoint l'OLP en 1973 mais démissionne en 1993 pour protester contre les accords d'Oslo conclus par Yasser Arafat avec l'Etat hébreu. Il s'installera à Ramallah en 1996.

Son travail, unanimement admiré par l'ensemble des Etats arabes et des Palestiniens, a suscité des réactions controversées en Israël. En 2000, le ministre israélien de l'Education, Yossi Sarid, avait suggéré d'intégrer certains des poèmes de Darwich dans le programme du secondaire, à propos du conflit israélo-palestinien. Mais Ehoud Barak, alors Premier ministre, s'y était opposé, arguant du fait qu'Israël n'était pas encore prêt à intégrer ses idées dans le système scolaire.

En 1988, un poème de Darwich avait été lu à la Knesset, le Parlement israélien, par le Premier ministre l'époque Yitzhak Shamir pour illustrer l'absence de volonté selon lui de vivre côte à côte avec les juifs. Mais un spécialiste de la poésie de Darwich assure que le poème avait été mal compris et mal traduit.

Son dernier livre "L'impression des Papillons" est sorti en 2008. Son dernier recueil de poèmes traduit de l'arabe en français, par Elias Sanbar, "Comme des fleurs d'amandier ou plus loin" est paru en 2007 chez Actes Sud. Mahmoud Darwich avait participé au festival des musiques du monde, Les Suds, à Arles, en juillet 2008 (voir photo avec Leïla Chahid et les musiciens palestiniens Samir et Wissam Joubran)

Au fond, la poésie c’est ça : Mahmoud Darwich, l’un des plus grands poètes de langue arabe, lisant ses poèmes en arabe en France devant un public français dont bon nombre ne comprennent pas un mot de sa langue, et qui l’écoutent des heures envoûtés par cette musique, captivés par ce que leur disent intimement ces mots qu’ils reçoivent en profondeur alors qu’ils leur sont en principe étrangers. C’est ce mystère qui est poésie. C’était il y a peu et plusieurs lecteurs de la “République des livres” ont témoigné ici même de l’émotion qui fut la darwis.1218318471.jpgleur cette nuit-là. Inoubliable. Avec la mort du poète palestinien aujourd’hui à 67 ans dans un hôpital de Houston (Texas) à la suite de sa troisième opération à coeur ouvert, quelque chose disparaît. Ses livres resteront bien sûr ; ses poèmes lui survivront, longtemps ; son nom va continuer à briller au firmament du patrimoine culturel du monde arabe ; mais ce qui manquera à jamais, c’est sa voix, ce grain unique assorti d’un regard porteur d’une vision.

Né à Al-Birweh (Galilée) dans la Palestine du mandat britannique, il s’était exilé en 1970, vivant dans plusieurs villes étrangères, notamment à Paris (”J’habite dans une valise” disait-il alors) ne retournant dans son pays qu’un quart de siècle plus tard pour s’installer à Ramallah (Cisjordanie). Il s’était retrouvé un peu malgré lui à se faire le porte-voix de la cause palestinienne, notoriété et prestige obligent. Ces dernières années, il avait pris ses distances, réservant ses ultimes lances à Yasser Arafat auquel il consacra des tribunes implacables. Rien ne l’exaspérait que d’être réduit et enfermé dans l’appellation de “poète officiel de son peuple” ou de ”poète de la résistance”. Son oeuvre est irradiée par la présence charnelle de cette terre, par son souvenir, par l’absence et par l’exil. Son poème “Pense aux autres”, reproduit ici même il y a un an en témoignait parmi tant d’autres. Il se réclamait d’une tradition lyrique et humaniste qui puise son inspiration dans un imaginaire arabe bien antérieur à la naissance de l’Islam. Sans ignorer l’Histoire, il travaillait à soulager sa poésie du poids, de l’intensité et de la pression de l’Histoire immédiate. Face au chaos ambiant, il revendiquait le droit à l’absurde. Sa poésie ne se lamentait pas. Il faut le lire et, le lisant, écouter son chant secret, universel dans sa faculté de dire la détresse et l’espoir de tous et de chacun, comme dans ce poème extrait de son dernier recueil paru en français :

Dépose ici et maintenant la tombe que tu portes
et donne à ta vie une autre chance
de restaurer le récit.
Toutes les amours ne sont pas trépas,
ni la terre, migration chronique.
Une occasion pourrait se présenter, tu oublieras
la brûlure du miel ancien.
Tu pourrais, sans le savoir, être amoureux
d’une jeune fille qui t’aime
ou ne t’aime pas, sans savoir pourquoi
elle t’aime ou ne t’aime pas.
Adossé à un escalier, tu pourrais
te sentir un autre dans les dualités.
Sors donc de ton moi vers un autre toi,
de tes visions vers tes pas,
et élève ton pont
car le non-lieu est le piège
et les moustiques sur la haie irritent ton dos,
qui pourraient te rappeler la vie !
Vis, que la vie t’entraîne
à la vie,
pense un peu moins aux femmes
et dépose
ici
et maintenant
la tombe que tu portes !


”Dépose ici et maintenant” extrait de Ne t’excuse pas, (Lä ta’tadhir’ammâ fa’alta) recueil de poèmes traduits de l’arabe par Elias Sanbar, 132 pages, 18 euros, Editions Sinbad/ Actes sud, 2006)




Arles le 14 juillet 2008












Identité


Ce célèbre poème, écrit en 1964, est devenu comme un refrain magique enflammant les cœurs et déchaînant les sentiments de fierté et d'enthousiasme des Palestiniens. Mahmoud DARWICH est souvent interpellé, lors de ses récitals, par un public qui le lui réclame et voit en lui plus un prophète qu'un poète tout simplement... Mais à chaque fois, il refuse, préférant lire ses nouveaux poèmes.


Inscris !
Je suis Arabe

Le numéro de ma carte : cinquante mille

Nombre d'enfants : huit

Et le neuvième... arrivera après l'été !

Et te voilà furieux !


Inscris !

Je suis Arabe

Je travaille à la carrière avec mes compagnons de peine

Et j'ai huit bambins Leur galette de pain
Les vêtements, leur cahier d'écolier Je les tire des rochers...
Oh ! je n'irai pas quémander l'aumône à ta porte

Je ne me fais pas tout petit au porche de ton palais

Et te voilà furieux !


Inscris !
Je suis Arabe

Sans nom de famille - je suis mon prénom
« Patient infiniment » dans un pays où tous

Vivent sur les braises de la Colère

Mes racines...
Avant la naissance du temps elles prirent pied

Avant l'effusion de la durée

Avant le cyprès et l'olivier
...avant l'éclosion de l'herbe
Mon père... est d'une famille de laboureurs
N'a rien avec messieurs les notables

Mon grand-père était paysan - être Sans valeur - ni ascendance.
Ma maison, une hutte de gardien
En troncs et en roseaux

Voilà qui je suis - cela te plaît-il ?

Sans nom de famille, je ne suis que mon prénom.

Inscris !

Je suis Arabe

Mes cheveux... couleur du charbon
Mes yeux... couleur de café
Signes particuliers : Sur la tête un kefiyyé avec son cordon bien serré
Et ma paume est dure comme une pierre ...elle écorche celui qui la serre
La nourriture que je préfère c'est
L'huile d'olive et le thym

Mon adresse : Je suis d'un village isolé...
Où les rues n'ont plus de noms

Et tous les hommes... à la carrière comme au champ

Aiment bien le communisme

Inscris !
Je suis Arabe

Et te voilà furieux !
Inscris

Que je suis Arabe
Que tu as raflé les vignes de mes pères
Et la terre que je cultivais

Moi et mes enfants ensemble

Tu nous as tout pris hormis

Pour la survie de mes petits-fils

Les rochers que voici
Mais votre gouvernement va les saisir aussi
...à ce que l'on dit !

DONC
Inscris !

En tête du premier feuillet

Que je n'ai pas de haine pour les hommes

Que je n'assaille personne mais que
Si j'ai faim

Je mange la chair de mon
Usurpateur

Gare ! Gare ! Gare
À ma fureur !



Mahmoud Darwich
traduction: Olivier Carré
Chronique de la tristesse ordinaire suivie de Poèmes palestiniens
Paris, Les Éditions du Cerf, 1989

A ma mère (1966)

J’ai la nostalgie du pain de ma mère,
Du café de ma mère,
Des caresses de ma mère...
Et l'enfance grandit en moi,
Jour après jour,
Et je chéris ma vie, car
Si je mourais,
J'aurais honte des larmes de ma mère !

Fais de moi, si je rentre un jour,
Une ombrelle pour tes paupières.
Recouvre mes os de cette herbe
Baptisée sous tes talons innocents.
Attache-moi
Avec une mèche de tes cheveux,
Un fil qui pend à l'ourlet de ta robe...
Et je serai, peut-être, un dieu,

Peut-être un dieu,
Si j'effleurais ton coeur !
Si je rentre, enfouis-moi,
Bûche, dans ton âtre.
Et suspends-moi,
Corde à linge, sur le toit de ta maison.
Je ne tiens pas debout
Sans ta prière du jour.
J'ai vieilli. Ramène les étoiles de l'enfance
Et je partagerai avec les petits des oiseaux,
Le chemin du retour...
Au nid de ton attente !

Citations

« L’histoire de la Palestine a toujours été une histoire plurielle. Et le conflit qui nous oppose aux Israéliens, sur le plan conceptuel, tourne autour de cela. Eux voudraient que l’histoire de la Palestine commençât avec leur histoire, c’est-à-dire depuis les siècles où ils peuplèrent et régnèrent sur cette terre. Comme si l’histoire s’était cristallisée et qu’il n’y avait rien avant et rien après. L’État d’Israël d’aujourd’hui serait le prolongement naturel de cette période. Nous, nous pensons que l’histoire de la Palestine débute depuis qu’il y a des hommes, du moins les Cananéens. Et si elle se poursuit avec la période juive, et nous ne cherchons pas à le nier, l’histoire de la Palestine est plurielle. Elle englobe aussi bien les Mésopotamiens, les Syriens, les Perses, que les Égyptiens, les Romains, les Arabes, plus tard les Ottomans. Son histoire s’est peut-être faite dans la violence ; il n’empêche qu’elle est le fruit de la rencontre de tous ces peuples. Cette pluralité est une richesse. Et je me considère comme l’héritier de toutes ces cultures et ne me sens aucunement gêné de dire qu’il y a une part juive en moi. Je n’arrive pas à concevoir une possession exclusive de ce territoire. Je ne réponds pas aux Israéliens qui prétendent être dans le prolongement du royaume d’Israël que je suis le prolongement des Cananéens. Je ne cherche pas à dire que j’étais là avant eux, je dis seulement : je suis le produit de tout cela et je l’accepte et je l’assume. »

  • "Mais nous souffrons d'un mal incurable qui s'appelle l'espoir. Espoir de libération et d'indépendance. Espoir d'une vie normale où nous ne serons ni héros, ni victimes. Espoir de voir nos enfants aller sans danger à l'école. Espoir pour une femme enceinte de donner naissance à un bébé vivant, dans un hôpital, et pas à un enfant mort devant un poste de contrôle militaire. Espoir que nos poètes verront la beauté de la couleur rouge dans les roses plutôt que dans le sang. Espoir que cette terre retrouvera son nom original : terre d'amour et de paix. Merci pour porter avec nous le fardeau de cet espoir. "
  • "Celui qui m'a changé en exilé m'a changé en bombe... Palestine est devenue mille corps mouvants sillonnant les rues du monde, chantant le chant de la mort, car le nouveau Christ, descendu de sa croix, porta bâton et sortit de Palestine."

Nous serons un peuple

Le village du livre de la Fête de l’Humanité mettra à l’honneur cette année la littérature arabe. La soirée sur la poésie palestinienne, qui était prévue dans ce cadre, prendra la forme d’un hommage à Mahmoud Darwich, en présence d’Elias Sambar, son traducteur, et de Farouk, son éditeur. C’est par ailleurs avec l’autorisation d’Actes Sud que nous publions ci-après l’un de ses derniers poèmes dont la parution est prévue au printemps 2009. Un entretien avec le poète, paru cette année dans l’Humanité Dimanche, sera mis en ligne dans la rubrique village du livre du site de la fête. (l'Humanité du 11-08-08)

Si nous le voulons

Nous serons un peuple, si nous le voulons, lorsque nous saurons que nous ne sommes pas des anges et que le mal n’est pas l’apanage des autres.

Nous serons un peuple lorsque nous ne dirons pas une prière d’actions de grâce à la patrie sacrée chaque fois que

le pauvre aura trouvé de quoi dîner.

Nous serons un peuple lorsque nous insulterons le sultan et le chambellan du sultan, sans être jugés.

Nous serons un peuple lorsque le poète pourra faire une description érotique du ventre de la danseuse.

Nous serons un peuple lorsque nous oublierons ce que nous dit la tribu…, que l’individu s’attachera aux petits

détails.

Nous serons un peuple lorsque l’écrivain regardera les étoiles sans dire : notre patrie est encore plus élevée… et plus belle !

Nous serons un peuple lorsque la police des moeurs

protégera la prostituée et la femme adultère contre

les bastonnades dans les rues.

Nous serons un peuple lorsque le Palestinien ne se souviendra de son drapeau que sur les stades, dans les concours de beauté et lors des commémorations de la Nakba. Seulement.

Nous serons un peuple lorsque le chanteur sera autorisé

à psalmodier un verset de la sourate du rahmân dans un

mariage mixte.

Nous serons un peuple lorsque nous respecterons

la justesse et que nous respecterons l’erreur.




Mahmoud Darwich, l'exil au cœur

Par Tahar Ben Jelloun (Écrivain)

Le grand poète palestinien est mort comme il a vécu: en exil, thème qui hante toute son oeuvre. Son ami l'écrivain Tahar Ben Jelloun lui rend un dernier hommage.

Mahmoud Darwich était mon ami rare, précieux, et plein d'humour. Je le revois après son premier infarctus en 1984, une cigarette entre les doigts. Je lui dis: «Mais
tu n'as pas le droit de fumer, ton coeur est fragile!» Il me répond: «Le médecin m'a interdit la cigarette, l'alcool et même le reste. Je lui ai dit: c'est la vie d'un âne, je n'en veux pas!» Il a persévéré dans son être, sans se préserver, jusqu'à son deuxième infarctus en 1998; le dernier, le 9 août, lui ayant été fatal. Il me disait aussi: «Nous n'avons pas d'Etat, mais nous avons beaucoup d'humour», et il citait son ami, le romancier arabe israélien Emile Habibi, lui aussi tôt disparu.J'ai eu la joie de traduire quelques-uns de ses poèmes. C'est là où je me suis rendu compte de l'extrême richesse de son imaginaire, de la beauté de son vocabulaire. Il était né poète, il ne l'est pas devenu. Il n'était pas militant au sens classique du terme. Tout son être, toute sa vie n'avaient de sens que par et dans le poème. Ce n'est pas parce qu'il était palestinien, ce n'est pas parce qu'il a souffert de l'arrachement et de l'exil qu'il a été poète. C'est pour exprimer ce que des millions d'êtres subissent comme injustices, humiliations, dépossession et mépris qu'il a été poète. Il détestait qu'on dise de lui: «poète de la résistance». Le citoyen résistait, mais le poète allait au-delà et portait le rêve d'un peuple dans les foyers les plus lointains, les plus étrangers à la question palestinienne. Un de ses premiers textes dit:


«Celui qui m'a changé en exilé m'a changé en bombe. Je sais que je vais mourir, je sais que je livre une bataille perdue au présent, car elle est d'avenir. Et je sais que la Palestine - sur la carte - est loin. Et je sais que vous avez oublié mon nom dont vous avez falsifié la traduction. Et tout cela je le sais. Et c'est pourquoi je porte la Palestine sur vos boulevards, dans vos maisons, dans votre chambre à coucher.»

Il a pris des positions politiques précises, notamment quand il quitta l'OLP en 1993 pour dire son scepticisme, pour ne pas dire son refus des accords d'Oslo. La suite lui donna, hélas, raison. Comme son compatriote Edward Saïd, il avait un sens politique très aigu, parce qu'il était un homme libre et jamais inféodé à un parti ou à une idéologie (dans sa prime jeunesse, il entra au Parti communiste israélien, le seul où Arabes et Juifs militaient ensemble). Mais ce qui était important, c'était la poésie. C'était un homme ivre de vie. Il était visionnaire, sans tapage. Il ne se mettait jamais en avant, il aimait rire et raconter avec légèreté des histoires graves. Un jour, dans un colloque à Valence, il m'a dit: «J'habite dans une valise.» C'était cela l'exil, la douleur de l'exil.

Il était devenu célèbre pour un poème qui commence ainsi: «Inscris : je suis arabe.» Poème de circonstance qu'il n'aimait pas trop et qui l'a poursuivi longtemps. Peut-être pour réagir à cela, il a écrit beaucoup de poèmes d'amour, et par amour. Un des derniers commence ainsi:

«Il lui dit: ah si j'étais plus jeune...
Elle dit: je grandirai de nuit comme le parfum du jasmin l'été
Et elle ajoute: et toi, tu rajeuniras
en dormant car tout dormeur est un enfant
Quant à moi, je veillerai jusqu'au matin
que noircissent mes cernes.»

C'était un homme populaire. Partout où il récitait ses poèmes, il y avait foule. Je me souviens d'une soirée au Théâtre Mohamed V à Rabat, où la police a dû intervenir pour disperser plus de 2000 personnes qui n'avaient pas pu entrer dans la salle. Cette popularité des poètes est chose courante dans le monde arabe, mais ce qui le distinguait des autres poètes arabes, c'était sa rupture avec les litanies, les pleurs des mots et des sentiments. Il a donné à la poésie arabe une nouvelle direction, plus rigoureuse, un souffle neuf.

Ses thèmes étaient universels: la terre, l'exil, la mort, l'amour impossible, la détresse de ceux à qui on a tout pris, y compris l'espoir. Comme écrit son ami et traducteur (en français) Elias Sanbar: «Au-delà de toute préoccupation technique demeurent ses choix premiers: en poésie, toute idée, toute pensée doit passer par les sens; toute poésie est d'abord orale, et par là musique; et elle s'arme de fragilité humaine pour résister à la violence du monde.»

En 2000, le ministre israélien de l'Education Yossi Sarid avait suggéré que certains poèmes de Mahmoud Darwich soient intégrés dans les programmes des écoles; le Premier ministre de l'époque Ehoud Barak s'y était opposé. La poésie est dangereuse, c'est-à-dire contagieuse! Sans doute. Celle de Mahmoud Darwich fait l'éloge de la résistance, de la justice et de la dignité. Valeurs universelles qui font peur aujourd'hui encore, et pas uniquement en Israël.

Tahar Ben Jelloul


jeudi 7 août 2008

CHINE • Pékin tente un coup médiatique risqué



Les autorités chinoises veulent profiter des Jeux pour offrir un nouveau visage. Elles tentent ainsi d'éviter le moindre accroc dans l'organisation de cette compétition. Un pari que le régime chinois, malgré tous ses efforts, n'est pas certain de gagner.

La semaine dernière, la télévision sud-coréenne a diffusé les images d'un des secrets les mieux gardés de Pékin : les répétitions de la cérémonie d'ouverture des Jeux olympiques. Etant moi-même plus amateur de téléshopping que de grands spectacles patriotiques, je dois néanmoins reconnaître que ces extraits étaient époustouflants. Un mélange de chorégraphies traditionnelles et d'éclairages ultramodernes baignait tout le stade de couleurs lumineuses et de somptueux effets de lumière. Si la réalité est à la hauteur de ce petit aperçu, la Chine a les moyens de réaliser le fabuleux spectacle et la grande fête qu'elle promet pour ces Jeux.

La cérémonie d'ouverture sera plus que bienvenue pour le régime. Au cours des dernières semaines, le crédit d'amitié des nations étrangères pour Pékin s'est réduit comme peau de chagrin. Les autorités chinoises ont, en effet, fait preuve d'une maladresse et d'une paranoïa qui pourraient bien se retourner contre elles.
Chaque organisation des JO est un événement politique grâce auquel un gouvernement national s'efforce d'offrir une image moderne et de renforcer son prestige aux yeux du monde. Les nazis ont utilisé les Jeux olympiques de Berlin en 1936 comme un instrument de propagande, avec un goût particulier pour l'architecture monumentale que l'on retrouve d'ailleurs dans le Pékin d'aujourd'hui. Pourtant, jamais des Jeux olympiques n'auront été aussi étroitement liés à un projet politique que ceux de 2008.

Dans son livre Olympic Dreams, l'historien Xu Guoqi décrit parfaitement comment les Jeux olympiques et la vie politique s'entremêlent en Chine, où cet événement sportif mondial évoque depuis plus d'un siècle les idées de sursaut nationaliste et de prestige. Les Chinois ne se sont lancés dans les sports de compétition qu'après leur humiliante défaite militaire contre les Japonais, en 1895, et c'est pour contrecarrer une manœuvre de propagande japonaise qu'ils ont participé pour la première fois aux Jeux olympiques de 1932, à Los Angeles. Les Japonais venaient d'occuper le nord de la Chine et comptaient envoyer un sprinter chinois pour représenter leur Etat fantoche du Mandchoukouo. Le pouvoir chinois s'était alors empressé de trouver des fonds pour envoyer cet athlète en
tant que représentant et unique membre de la délégation chinoise.

Les festivités organisées en 2001 pour célébrer la désignation de Pékin comme ville d'accueil en disaient long sur l'importance de ce choix pour les Chinois. Le gouvernement n'a d'ailleurs pas hésité à se servir des Jeux et de leur symbole. En mars dernier, lors du départ de la flamme sur la place Tian'anmen et alors que des troubles venaient d'éclater au Tibet, le président Hu Jintao a allumé une grande coupe gravée de nuages. Selon l'agence de presse officielle Xinhua, ces "56 nuages symbolisaient l'amitié de 56 groupes ethniques chinois envers le reste du monde".

Des villes "nettoyées"

Les Jeux olympiques "sont une occasion pour Pékin de communiquer de manière efficace avec le reste du monde sur sa vision du futur", explique le professeur Xu. Or, si les images des répétitions de la cérémonie d'ouverture présentaient bien une vision attrayante du futur, le comportement des autorités nous a également rappelé de bien mauvais souvenirs. Des responsables d'Eglises non reconnues, des militants pour l'accès aux soins médicaux et bon nombre de Tibétains ont été chassés des villes. Accusés de représenter un risque pour la sécurité, ils ont été assimilés aux groupes extrémistes ouïgours de Chine occidentale, effectivement responsables de plusieurs actions terroristes.

Pékin a également demandé aux autorités locales d'empêcher les citoyens de se rendre dans la capitale pour présenter des pétitions dénonçant certains abus du pouvoir alors qu'il s'agit pour eux d'un des rares moyens légaux de faire entendre leurs doléances. Les règles de délivrance des visas ont été renforcées et certaines villes ont purement et simplement suspendu tout octroi de visa de travail jusqu'à la mi-septembre.

La plupart de ces événements ont été relatés par un discours officiel au fort accent maoïste, où les opposants au régime sont des "séparatistes" contre lesquels "les masses" populaires doivent tenir bon. Les comités de quartiers – les yeux et les oreilles de l'ancien régime maoïste – ont été recréés pour parer toute menace contre la sécurité civile. Tandis qu'une partie du gouvernement s'efforce de présenter la Chine sous son meilleur jour, l'autre fait tout son possible pour que le moins de monde possible soit présent au spectacle. Au lieu d'accélérer l'ouverture politique de la Chine, ces Jeux pourraient donc au contraire la retarder.

L'aspect le plus important de ces JO pour la Chine ne concernera ni les feux d'artifice ni les stades gigantesques ni la récolte de médailles des athlètes nationaux, mais la façon dont le régime aura su gérer ses faiblesses. Car malgré tous les efforts des autorités, Pékin sera forcément le théâtre de manifestations. Imaginez pourtant un cortège de manifestants encadrés, sévèrement mais pacifiquement, par des policiers chinois, sous le regard des caméras de télévision étrangères, sans un mot d'insulte ni un poing levé. Plus que n'importe quelle médaille ou monument, cette image serait la meilleure démonstration de confiance et de solidité du régime chinois.