vendredi 19 juin 2009

Le grand art de Juliette Gréco met K-O le public du Théâtre des Champs-Elysées


Un piano, un accordéon et l'intensité lumineuse de la chanteuse

Gérard Jouannest est au piano, Jean-Louis Matinier à l'accordéon. La formule est simple et convient à Juliette Gréco, qui l'avait utilisée au Théâtre du Châtelet, à Paris, en 2007, alors qu'elle enterrait sa vie de jeune femme en y soufflant ses quatre-vingts bougies.

Trois ans après, à 83 ans donc, madame Gréco chante Déshabillez-moi (de Robert Nyel et Gaby Verlor) avec le culot d'une émancipée. Elle tente de s'en excuser, mais on rit de cette coquetterie, elle aussi. Robe noire, teint pâle, lumières géométriques, mains savantes, graves profonds : c'est tout Gréco.

On y sent d'abord un long parcours de music-hall, soixante ans d'Olympia, de Bobino, de TNP, de Casino de Paris ou d'Odéon, de tournées en province, de galas à l'étranger. Chaque année qui passe chez Gréco, c'est un peu plus de savoir accumulé, plus de technique, plus de don à jouer la comédie, à décrire la réalité sans perdre cette aptitude à rire et à folâtrer intelligemment.

Le 8 juin, au Théâtre des Champs-Elysées, à Paris, l'interprète donne une version renversante de J'arrive, noire conversation avec la mort écrite par Jacques Brel sur une musique de Gérard Jouannest, pianiste, compositeur et, ici, mari. Du grand art, une voix de diseuse jetée sur un filet d'accordéon accompagné de piano. La salle termine debout, K-O.

De Brel-Jouannest, Juliette Gréco en emplit son récital - Bruxelles, Mathilde -, mais aussi de Gainsbourg - La Javanaise, Accordéon, La Chanson de Prévert - ou de Ferré - Avec le temps, Jolie Môme. Dans cette allée monumentale de la chanson française, l'interprète fait une place à Maxime Le Forestier pour Né quelque part, un thème militant.

LES MAINS EN PAPILLON

De même qu'on ne trouvera pas trace des chansons que lui a écrites Etienne Roda-Gil en 1993 ou que lui a offertes une jeune génération de chanteurs (Miossec, Biolay...) dans Aimez-vous les uns les autres ou bien disparaissez dix ans plus tard, elle a délaissé l'un de ses classiques révolutionnaires, Le Temps des cerises, longtemps sa chanson fétiche. Elle a gardé cependant comme un « devoir de mémoire » C'était un train de nuit (Jean-Claude Carrière-Gérard Jouannest, 1998), réminiscence de la Shoah, et rappel que « la haine, la peur, la torture, le sang et la mort » n'ont pas été éradiqués.

De son dernier album, Je me souviens de tout, paru ce printemps, Juliette Gréco sauve quatre chansons, toutes composées par Jouannest et écrites par de jeunes artistes, Orly Chapp, Olivia Ruiz, Abd Al Malik ou Marie Nimier. Les arrangements de scène sont identiques à ceux de l'album, et ressemblent au mariage de la carpe et du lapin : profus mais joués en duo, conçus pour habiller une grande voix, mais la noyant souvent.

Le lapin court, mais la carpe n'est pas muette, elle est imparable. Car Géco est intense, jamais dans la routine, les bras écartés, les mains en papillon, mimant dans un souffle la soumission de la serveuse des Amants d'un jour (Claude Delécluse, Michèle Senlis/Marguerite Monnot), vouvoyant son amour comme un dandy dans La Javanaise, s'emparant de Jolie Môme avec une autorité de mère supérieure.

Véronique Mortaigne
Article paru dans l'édition du Monde du 11.06.09