vendredi 24 avril 2009

Les quatre saisons du capitalisme

Les économistes passent donc l'essentiel de leurs journées à scruter le ciel pour y chercher des hirondelles qui signaleraient la fin de ce terrible hiver conjoncturel et le retour de la croissance. Quelques vols auraient été observés en Chine et aux Etats-Unis, mais pas en assez grand nombre pour pouvoir assurer que les beaux jours sont revenus.

La crise des subprimes a en tout cas mis fin à une grande illusion, celle qui voulait que l'économie mondiale ne connaisse plus de saisons, qu'elle ne soit plus soumise à des cycles. Cette théorie merveilleuse, née à la fin du XXe siècle, expliquait que grâce aux gains de productivité procurés par les nouvelles technologies, à l'éradication de l'inflation, à l'entrée en scène des grands pays émergents avec leurs milliards de nouveaux consommateurs, l'économie mondiale était promise à une expansion continue et infinie, sans soubresauts majeurs. La crise financière asiatique de 1998 et le krach des valeurs Internet de 2000 avaient à peine ébranlé la conviction, qu'une nouvelle ère s'était ouverte, faite de croissance perpétuelle, et que nous vivions en direct, sans vraiment nous en rendre compte, la fin - heureuse - de l'histoire économique.

Avec la faillite de Lehman Brothers, avec les PIB des pays industrialisés reculant dans des proportions jamais vues depuis les années 1930, cette thèse aussi séduisante qu'enthousiasmante a vécu. Les cycles sont de retour, et avec eux, les grands économistes qui les ont étudiés et modélisés. Dans les bibliothèques, on consulte à nouveau leurs ouvrages que la poussière avait recouverts.

Parmi ceux-ci, Des crises commerciales et leur retour périodique en France, en Angleterre, et aux Etats-Unis, du Français Clément Juglar, édité en 1862. Il fut l'un des premiers à établir qu'au-delà des causes apparentes et immédiates spécifiques à chaque crise, existent des éléments communs expliquant à la fois leur caractère récurrent et inévitable. A commencer - tiens donc ! - par... le dérèglement périodique du crédit et le rôle de la spéculation. « Les symptômes qui précèdent les crises sont les signes d'une grande prospérité, écrivait Juglar, médecin de formation. Nous signalerons les entreprises et les spéculations de tout genre (...), la hausse des prix de tous les produits, des terres, des maisons (...), la baisse de l'intérêt (...). Un luxe croissant entraîne des dépenses excessives, basées non sur les revenus, mais sur l'estimation du capital d'après les cours cotés. » Ne manque que le mot subprime. Utilisant le vocabulaire médical, le bon docteur Juglar poursuivait : « Les crises, comme les maladies, paraissent une des conditions de l'existence des sociétés où le commerce et l'industrie dominent. On peut les prévoir, les adoucir, s'en préserver jusqu'à un certain point, faciliter la reprise des affaires ; mais les supprimer, c'est ce qui jusqu'ici, malgré les combinaisons les plus diverses, n'a été donné à personne. »

Si Juglar avait mis en évidence des cycles de courte durée (huit-dix ans), ce sont des cycles beaucoup plus longs (d'environ cinquante ans) que l'économiste russe Nicolaï Kondratiev identifia dans Les Vagues longues de la conjoncture, paru en 1926. Ses travaux, qui arrivaient à la conclusion que l'économie capitaliste est soumise, à intervalles réguliers, à des phases d'embellies et de dépressions, qu'elle redémarre après chaque crise, furent qualifiés par le Kremlin de théorie « erronée et réactionnaire », incompatible avec la mort annoncée du capitalisme. En 1930, Kondratiev fut condamné lors d'un procès truqué au travail forcé dans un camp du goulag, avant d'être fusillé sept ans plus tard sur ordre de Staline.

Joseph Schumpeter, lui, eut la chance de pouvoir fuir l'Autriche et le nazisme pour rejoindre les Etats-Unis et Harvard. Reprenant en les combinant les découvertes de Juglar et Kondratiev, il élabora sa propre théorie des cycles dans Business Cycles (1939). Pour Schumpeter, le capitalisme est soumis à « des oscillations périodiques de conjoncture », à quatre temps, quatre saisons (prospérité et récession, dépression et reprise). Il est une sorte « d'ouragan perpétuel », les périodes de contraction étant la conséquence logique et inéluctable de celles d'expansion qui les ont précédées. « Non seulement, il n'est jamais stationnaire, mais il ne pourra jamais le devenir », soumis à « une destruction créatrice » permanente liée aux innovations. Ce qui conduit Schumpeter à relativiser l'importance des crises. Dans le livre qu'il a consacré à l'économiste, Alexis Karklins-Marchay relate les propos que celui-ci tenait à ses étudiants de Harvard au beau milieu des années 1930. « Messieurs, vous vous faites du souci à cause de la dépression, vous ne devriez pas car pour le capitalisme, la dépression est une bonne douche froide. »

Schumpeter était convaincu de l'efficacité supérieure du capitalisme pour créer à long terme des richesses et augmenter le bien-être de l'humanité. Et ils qualifiaient ceux qui niaient ces succès de « stupides, ignorants ou irresponsables ». Mais il était aussi persuadé que le capitalisme ne pourrait survivre, notamment parce que les citoyens, au fur et à mesure que leur niveau de vie progresse, supportent de moins en moins cette instabilité et ce sentiment d'insécurité qui lui sont inhérents. Qu'ils réclameraient de plus en plus un système en apparence plus protecteur et plus stable, de plus en plus d'Etat, c'est-à-dire de socialisme. On a beaucoup dit que la crise des subprimes marquait le triomphe des idées de Keynes. Il se pourrait qu'elle soit, bien plus encore, celui des analyses de Schumpeter.

Pierre-Antoine Delhommais

mardi 21 avril 2009

Dans les bottes de Mitterrand


La petite entreprise de François Bayrou ne connaît pas la crise. Œil frisant, joue rose, torse bombé, son fondateur observe, la mine gourmande, une scène politique dont il est devenu, envers et contre tout, l'un des ténors. Il est vrai qu'il suscite, à nouveau, autant d'intérêt que d'irritation. Sorti d'outre-tombe, Dominique de Villepin se reconnaît avec lui des " valeurs communes ". Sorti de sa réserve, François Hollande vient de poser la question qui fâche, rue de Solférino : " Il est un concurrent. Peut-il devenir un partenaire ? " Sous couvert de clarification, c'est admettre qu'il a gagné ses galons d'antisarkozyste de choc.

Mieux, il agace, donc il inquiète. Hier complice, Daniel Cohn-Bendit moque, chez le président du MoDem, une obsession présidentielle qui frise la révélation mariale. Hier bien décidé à l'ignorer, l'Elysée commence à s'énerver, le traitant de " populiste " (Xavier Bertrand), de " Le Pen light " (Nicolas Sarkozy par la voix d'Alain Minc), enfin de " menteur " (Claude Guéant).

Il est vrai que la pose est avantageuse : pour le bon peuple, David aura toujours raison contre Goliath et le rebelle contre le pouvoir. Succès d'estime ? Peut-être. Mais qui a un précédent, dont François Bayrou n'ignore, à l'évidence, aucun détail : celui de François Mitterrand. En 1964, celui-ci avait lancé son Coup d'Etat permanent, virulent pamphlet antigaulliste. Bayrou s'apprête à faire de même, cette semaine, avec son Abus de pouvoir, brûlot contre un président qui " conduit la France vers un modèle dont elle ne veut pas ". En 1965, à la faveur des impuissances et des divisions de la gauche - déjà -, Mitterrand s'était imposé, seul contre tous, comme le candidat capable de faire vaciller " le Général " à l'élection présidentielle. Bayrou a manqué réussir la même prouesse en 2007, mais il rêve de pouvoir dire, demain : " L'opposition, c'est moi ! ", face à " L'Etat c'est moi " sarkozyen. Plus réjouissant encore, et le député des Pyrénées-Atlantiques l'avait rappelé, en 2007 : après l'échec de la gauche en 1969, Mitterrand avait réussi une spectaculaire OPA sur le Parti socialiste à Epinay, au nom de la rupture avec le capitalisme. Pourquoi Bayrou, lui aussi venu de la droite et passé par le centre, ne fantasmerait-il pas scénario aussi rocambolesque ? Il en a déjà les accents, quand il envisage d'" imposer son projet humaniste en dépit du capitalisme, et s'il le faut contre lui " ou fustige " la frivolité de l'argent étalé ", comme en écho à " l'argent qui corrompt " de Mitterrand.

Le mimétisme ne s'arrête pas là. L'un conversait avec les arbres, l'autre parle avec les chevaux. Le premier fut un " prince de l'ambiguïté ", le second n'est pas en reste. Comme son devancier, il pose au paysan, joue de ses racines provinciales - Béarn à la boutonnière -, se pique de littérature, distribue les aphorismes avec la componction d'un oracle, affiche le même goût du romanesque et fait de la présidentielle " le combat de sa vie ". Bref, Bayrou a enfilé les bottes de Mitterrand. Reste à prouver qu'il ne s'est pas trompé de pointure.

Gérard Courtois, Le Monde, 21 avril 2009